
L’entrevue se déroule après une période d’un an où le système Spectera a pu être testé par quelques utilisateurs en France et à l’étranger, notamment dans l’industrie du live. Après la présentation à l’IBC en septembre dernier, les premières commandes sont aujourd’hui livrées. Voici donc quelques réponses aux nombreuses questions que l’on peut se poser sur un écosystème plutôt disruptif qui arrive de surcroît dans ce monde particulier de la HF où la diffusion analogique garde encore des parts de marché respectables.
Est-ce qu’il est possible de rappeler d’où vient le WMAS et comment Sennheiser a contribué à faire évoluer la réglementation ?

Il y a environ douze ans, certaines personnes du département R&D chez Sennheiser ont décidé d’explorer des technologies encore inexploitées dans le monde de l’audio, par exemple celles employées dans l’industrie des télécommunications sans fil comme OFDM ou TDMA. Ils ont essayé de les employer pour les produits PMSE (Program Making and Special Events NDLR), concrètement des micros sans fils, des retours IEM, etc. Et ils se sont rendu compte rapidement des premiers avantages : facilité d’utilisation, efficacité spectrale, bidirectionnalité, etc.
Mais à l’époque, la réglementation autour des PMSE (ETSI EN 300 422) avec notamment la limitation de la largeur de bande à 200 kHz, ne permettait pas l’utilisation de ce type de transmissions. Il a donc fallu la faire évoluer et participer à l’élaboration d’une nouvelle technologie. Celle-ci a finalement été labélisée WMAS (Wireless Multichannel Audio System) par l’ETSI (TR 103 450) et a été définie comme étant « un système de transmission audio sans fil utilisant une transmission numérique large bande (inférieure à 20 MHz) pour micro, IEM et PMSE, capable de supporter trois canaux audio par MHz ».

Peut-on dire que Spectera, avec ce choix de « privatiser » l’équivalent d’un canal TV, est une interprétation par Sennheiser de la norme WMAS ?
Comme je viens de le dire, WMAS est plutôt très « permissif » dans sa définition. Spectera va bien au-delà, et occuper une largeur de bande de 8 MHz (la largeur d’un canal TV en France) est effectivement propre à Spectera, ce qui permet par exemple de s’affranchir d’une réception en « diversity ».
Quelles sont les particularités de Spectera par rapport à la HF classique, et par rapport à l’implémentation WMAS d’autres constructeurs comme Shure par exemple ?
Ce serait long d’énumérer les particularités de Spectera par rapport aux liaisons « HF classique » narrowband, mais je peux déjà évoquer plusieurs spécificités propres à Spectera qui ne sont pas forcément incluses avec WMAS. Par exemple, le fait que la liaison large bande soit bidirectionnelle : l’antenne passe son temps à émettre et à recevoir. Ça signifie que l’ensemble des éléments d’un même canal Spectera (une ou plusieurs antennes DAD + les boîtiers ceinture) communiquent sur la même fréquence, sur toute la largeur de bande, mais chacun leur tour. Donc, en permanence et sur tous les éléments d’un système, la communication existe. L’utilisateur peut alors bénéficier d’informations telles que l’autonomie, la qualité de réception de l’audio, la présence d’un casque branché ou non. Il a aussi la main sur le gain du préampli micro, le nom du boîtier, etc. Spectera laisse aussi la possibilité de choisir le mode de transmission audio en fonction de ses besoins. Par exemple, certains modes vont favoriser la portée et l’autonomie, d’autres la qualité audio et la latence [lire plus loin, ndlr].

Ça fait longtemps que l’on entend parler de Spectera : est-ce que le programme a pris du retard par rapport à vos prévisions ?
En fait, on pourrait presque dire qu’on est en avance ! L’an dernier nous avons créé ce que nous avons appelé le Pioneer Program : nous avons mis entre les mains de certains utilisateurs des systèmes Spectera. Rapidement, nous avons reçu de nombreux retours très positifs mais aussi pas mal de demandes de développement de fonctionnalités supplémentaires. Les utilisateurs ont compris que la technologie derrière Spectera allait permettre des choses assez nouvelles. Et il a fallu arbitrer pour décider à quel niveau de développement nous allions lancer le produit sur le marché. En tenant compte de tous ces retours, nous avons décidé de livrer les premiers Spectera le mois dernier.
Justement, pourquoi être passé par cette phase de prélancement et quels ont été les retours utilisateurs ?
Comme je l’expliquais, le but était d’avoir des retours utilisateurs et de ressentir le marché. Et puis sur un produit comme Spectera, qui est tout même extrêmement novateur, il y avait sans doute le besoin d’être rassuré, et aussi d’affiner les priorités de développement en fonction de ces retours que nous avons recueillis sous forme d’interviews ciblés. Cela nous a permis de prendre conscience de l’importance de certaines choses comme la possibilité de paramétrer et de contrôler l’ensemble du système via une interface Web depuis un ordinateur ou encore la disponibilité d’un micro-main, et nous en avons tenu compte.
Qu’est-ce que les utilisateurs ont le plus apprécié ?

Globalement, les testeurs ont été agréablement surpris par la qualité du son et les performances HF en termes de stabilité et de portée. Apparemment, ils ne s’y attendaient pas. Et puis il y a bien sûr le fait de pouvoir enregistrer un set-up complet pour ensuite le rappeler et le déployer presque instantanément.
Aujourd’hui, les services à la carte ou la location de licences activables dans un cloud représentent une vraie tendance de fond dans notre industrie. Est-ce que ce sont des choses que vous envisagez de proposer ?
Non, on reste traditionnel sur ce point. L’activation de chaque Base Station se fait par l’acquisition gratuite d’une licence qui sert également à déterminer la bande de fréquence, la puissance et la largeur de bande (6 ou 8 MHz) qu’il sera possible d’utiliser avec cette base station. Celle-ci devra être en conformité avec les règlementations du pays ou de la région.

Quand on est un exploitant habitué aux systèmes HF traditionnels, certaines choses paraissent étranges, ou peuvent inquiéter. Par exemple, comment expliquer qu’avec une puissance d’émission limitée à 50 mW, il est possible de déployer autant de canaux micro sans fil et IEM ?
En fait, la densité du nombre de canaux audio par MHz est plutôt liée au choix du mode de transmission qu’à la puissance d’émission, on peut déployer jusqu’à 32 micros et 32 IEM mono sur un canal de 8 MHz, et effectivement la puissance du canal occupé sera constamment 50 mW, car chacun des éléments, lorsque ce sera son tour d’émettre, le fera à 50 mW.
Autre sujet d’inquiétude, les perturbations HF : que se passe-t-il en cas de grosses perturbations ?
Les perturbations sont un sujet évidement important et les développeurs y ont pensé en intégrant à Spectera un système qui analyse le spectre HF en permanence. En pratique, dans la transmission se trouve un « moment » ou tous les éléments du système se mettent à scanner le spectre, à partir de leur propre antenne. Remontent alors des informations telles que le niveau de bruit et la présence éventuelle de perturbation, qui vont être indiquées à l’utilisateur. Et puis localement, l’élément (antenne ou bodypack) qui détecterait une interférence, est capable de se « protéger » en enclenchant automatiquement un filtre notch lui permettant de ne pas être « aveuglé » par cette interférence.
Enfin, il y a également la possibilité de faire migrer tout le système d’une fréquence vers une autre. C’est possible dès aujourd’hui, et c’est d’ailleurs très utile pour les utilisateurs itinérants qui doivent se déplacer tous les jours en assurant la même prestation sur des concerts ou des manifestations qui changent de ville tous les jours. Dans ce cas, il suffit de choisir une nouvelle fréquence, et en quelques secondes, tous les pockets appartenant au canal rejoignent cette nouvelle fréquence. C’est dans ce type de situation qu’on se rend compte de la différence entre Spectera et un système traditionnel où pour chaque ville, il faut établir un nouveau plan de fréquences et redéployer les fréquences une à une. Ce n’est pas comparable, même si aujourd’hui, l’utilisation d’un back-channel en 2,4 GHz simplifie grandement la procédure…
J’imagine que les professionnels du live et du broadcast vont vous demander des solutions de redondance pour palier une grosse perturbation ou une panne, sachant qu’une seule base concentre tout de même beaucoup de canaux… Est-ce prévu ?
C’était prévu initialement. La Base Station est pourvue d’une alimentation redondante. La carte Dante implémentée par défaut est également redondante, et il est possible d’y ajouter deux autres interfaces audio (aujourd’hui en MADI, optique ou BNC). Il y a aussi la possibilité de mettre plusieurs antennes en redondance. Pour verrouiller ce sujet de la redondance, nous prévoyons prochainement un mode redondant avec une seconde Base Station reliée à la première via le port Cascade.
Quand sera disponible le futur micro-main et pourquoi ce décalage par rapport au lancement ?
La liaison IEM numérique était une priorité vis-à-vis de la demande des utilisateurs. Les micro-mains SKM arriveront dans un second temps, tout comme d’autres fonctionnalités.
Est-ce que l’aspect réception sera utilisée sur les émetteurs main ? Ne pourrait-on pas imaginer par exemple une voie de retour type N-1 via Bluetooth, avec du retard, certes, mais qui permettrait de remplacer le retour assuré actuellement par le smartphone des journalistes ?
Effectivement, la liaison n’interdit pas la réception audio depuis un émetteur main. Nous avons prévu, dans un second temps, plusieurs variantes hardware pour les terminaux Spectera, mais il est encore trop tôt pour donner des précisions !

Et rêvons un peu, est-ce qu’on pourrait imaginer une mini base Spectera portable ?
Ahhh ! Si on part dans l’imaginaire on pourrait même imaginer un système logé dans une « virtual machine » sur un ordinateur portable qui utiliserait ces interfaces réseaux pour les antennes DAD ! Et là, même plus besoin de Base Station (sourire complice) !!! Mais encore une fois, il est encore trop tôt pour en parler…
SPECTERA ET LE CHOIX DES MODES AUDIO
L’une des particularités de Spectera est de donner à l’utilisateur la possibilité de configurer son système en fonction de ses besoins grâce aux modes audio. Pour les liaisons micro/ligne par exemple, il est possible de choisir parmi sept modes audio mono, tandis que pour les retours sans-fil, il y en a huit (quatre modes mono et quatre stéréo). On a alors la main sur plusieurs leviers qui permettront de configurer le système en fonction de ses priorités : qualité audio, latence, portée HF, nombres de liaisons souhaitées.
Ainsi, si l’on choisit le mode PCM sans compression avec la latence minimale de 1 ms, le nombre de liaisons micro/ligne maxi sera de huit par porteuse, soit un total de seize pour une base, sachant que chaque base supporte deux porteuses large bande. Mais en choisissant un mode moins gourmand comme le mode live qui utilise le codec Sedac et assure une latence de 1,6 ms, il devient alors possible d’exploiter jusqu’à seize micro/ligne sur une porteuse, et de garder de la ressource pour des retours IEM sur l’autre.
En choisissant par exemple le mode Live stéréo avec une latence de 1,6 ms, on pourra alors déployer jusqu’à seize retours stéréo. Notons que lorsque la latence n’est pas un souci, le codec Opus, grâce à sa réduction de débit efficace, pourra être une alternative à considérer lorsqu’un grand nombre de retours est demandé…
Article paru pour la première fois dans Mediakwest # 62, p. 20 – 23