Lors de sa traditionnelle présentation des programmes 2016-2017, Arte a insisté sur son offre numérique qui privilégie de nouvelles formes narratives ou immersives, accessibles via l’appli Arte360 pour smartphones et tablettes (iOS et Android).
Avec des séries web de fiction, des web documentaires et web magazines, des jeux vidéo (comme S.E.N.S. VR), des modules 360 ° (parfois en stéréoscopie) ou à travers un casque de réalité virtuelle, le diffuseur diversifie ses expérimentations, lesquelles restent pour la plupart en lien avec ses programmes à l’antenne. Pas de surprise si, dans son line-up en réalité virtuelle, se pressent donc des fictions (comme « Altération » réalisée par Jérôme Blanquet pour Okio) qui font suite à « I, Philip » sortie en février dernier, mais aussi des documentaires aussi diversifiés que « La Tentation de Saint Antoine » ou « Notes on blindness » : deux dispositifs originaux à expérimenter avec des casques de réalité virtuelle (Samsung Gear ou Oculus Rift).
« Les productions commencent à bénéficier d’une démocratisation des technologies. Sur nos premiers programmes en réalité virtuelle réalisés en novembre 2014, nous étions en Recherche & Développement pour le tournage, le montage, la postproduction, voire la diffusion. Aujourd’hui, les coûts baissent assez vite pour le linéaire, un peu moins pour l’interactif. Cependant, ce n’est pas cette question qui motive notre choix, mais plutôt celle de la cohérence entre le fond et la forme », remarque Gilles Freissinier, directeur du développement numérique d’Arte France.
Au cœur de la tentation de Bosch
« La Tentation de Saint Antoine » de Jérôme Bosch inaugure la série en réalité virtuelle Décadrage (sur les écrans en 2017), laquelle accompagne la collection de documentaires « Petits secrets des grands tableaux » (15 fois 26 minutes) produite par Les Poissons Volants.
« La réalité virtuelle nous permet d’inverser le propos des documentaires qui partent d’un tableau pour raconter son environnement (social, historique…). L’immersion apporte une autre dimension en donnant la sensation physique d’être au cœur du tableau », souligne la productrice Sophie Goupil.
Pour ce premier court-métrage réalisé par Carlos Franklin qui signe également le documentaire de 26 minutes « La Tentation de Saint Antoine », le diffuseur et le producteur ont fait le choix d’une 3D stéréoscopique linéaire (non interactive) : le déplacement du spectateur au sein du tableau se faisant en fonction de la trajectoire prédéfinie des caméras.
Si le tableau avait été décomposé en 2D pour le documentaire (sur After Effects), il a fait ici l’objet d’une reconstitution intégrale en 3D stéréo sur 3ds Max par Cow Production : « Il s’agissait de recréer en 3D l’ensemble des volumes de la scène, y compris les personnages, décrit Gallien Chanalet-Quercy, producteur exécutif. Sur ce périmètre visible à 360 °, on ne pouvait faire l’impasse sur aucun détail. Nous avons été amenés parfois à reconstituer certaines faces cachées. »
Au même titre que la modélisation, le rendu, qui doit retranscrire au plus juste la texture du tableau, a correspondu à une étape clé de la fabrication (trois mois plein temps pour Maxime Villemard et Claire Vandermeersch). Quant à la mise en relief, rendue plus délicate en raison de la complexité visuelle du triptyque, elle a nécessité l’intervention des stéréographes Thomas Villepoux et Joséphine Derobe.
N’étant pas une production en temps réel, le court-métrage a pu par contre être directement géré depuis le moteur VR de 3ds Max. Pour cette production au son stéréo et binaural (par l’ingénieur du son Sylvain Compans), Cow Prod a fourni tous les exports pour les versions multilangues, Cardboard, haute définition (etc.) : le film immersif devant être accessible à partir de l’appli Arte360 ainsi que sur tous les supports de réalité virtuelle.
« Ce film est notre prototype, observe Sophie Goupil. Sur les suivants (Velázquez, Véronèse, Kandinsky, Delacroix et Bellotto), nous allons poursuivre nos expérimentations en réalité virtuelle sans perdre de vue notre désir de raconter toujours des histoires. »
Voyage en cécité avec « Notes on blindness »
Documentaire produit par Arte France, Agat Films et Cie, Ex-Nihilo, Archer’s Mark et 104 Films, « Notes on blindness » de Peter Middleton et James Spinney relate l’histoire de l’écrivain John Hull devenant progressivement aveugle au début des années 80. Cette perte de la vue, qui entraîne des altérations profondes de la perception, sera enregistrée au jour le jour sur des cassettes. Face à ce témoignage sonore exclusif, Arte a tout de suite cherché à accompagner la diffusion du 85 minutes (le 12 octobre dernier) par un déploiement sur les supports numériques.
Chargés de cette production interactive, Arnaud Colinart (Agat Films et Cie/Ex Nihilo), Amaury la Burthe (Audiogaming) et les réalisateurs anglais pensent d’abord à une exploration interactive purement sonore. Mais au fur et à mesure de l’avancée du travail, ils s’aperçoivent qu’un aspect essentiel du témoignage de John s’est perdu : la transmission de son expérience aux voyants. « Il fallait donner à voir ce monde au-delà de la vision, raconte Arnaud Colinart. L’équipe d’Arte a accepté de prendre ce risque et a soutenu, avec le CNC, ce projet qui a finalement pris la forme d’une exploration en réalité virtuelle avec un casque. »
Désireux d’inscrire cette expérience sans précédent, qui demandera un an et demi de développement (au budget total de 450 000 euros dont 180 000 euros en apport par Arte), dans la continuité émotionnelle du documentaire et de donner une représentation visuelle de ces perceptions, l’équipe de réalisation s’inspire du traité visuel d’un court-métrage des réalisateurs sur le même sujet et s’adjoint la collaboration de trois directeurs artistiques, Arnaud Dejardin, Fabien Togman et Béatrice Lartigue.
Construit en six chapitres qui suivent la découverte de la cécité par l’écrivain, le film d’une durée de 20 minutes introduit des formes issues du monde réel lesquelles font place, progressivement, à de nouvelles formes de perception générées par le son : « L’environnement ne se “voit” ici que parce qu’il s’entend, précise Amaury la Burthe, co-directeur créatif et producteur exécutif. John disait que c’était le vent ou le bruit de la pluie qui lui révélaient l’extérieur. Le matériau sonore est donc un élément crucial pour l’immersion. Il vient de ses enregistrements que nous avons dû restaurer (sans en altérer la prosodie) mais aussi de sources isolées préenregistrées et spatialisées en temps réel que nous avons réalisées. »
À ces sons transmis en binaural dans le casque sont associés des objets animés en temps réel sous 3ds Max ou au moyen du moteur de particules créé par Pop Corn FX (Paris). Pour cela, toute une batterie de scripts est développée sous Unity par AudioGaming afin que ces visuels soient générés en temps réel à partir du son, lequel recourt à trois moteurs de rendu binaural dont le SDK de Google Cardboard. Le code est génératif : l’histoire ne se déroulant jamais de la même manière ni à la même vitesse en fonction des interactions qui s’inspirent, en plus sobre, de ce qui se pratique dans les jeux vidéo : « Il ne s’agissait pas de trahir l’univers de John en rendant cette expérience “ludique” », prévient le réalisateur. L’application réagit ici aux pointages avec le regard ou à des actions comme « envoyer du vent » en utilisant le pavé tactile du casque Samsung Gear.
Au rythme plus introspectif que la plupart des expériences VR, l’application interactive est disponible en ligne sur le site d’Arte Creative, l’AppStore et Google Play au même moment que le documentaire diffusé à l’antenne. « Notes on blindness » ou l’expérience de l’obscurité se donne ainsi à ressentir à 360 ° en version plate sur tablette Apple et Android ou en version stéréoscopique et immersion totale sur Cardboard, iOS et Android. Et ce, en anglais, français ou allemand.
* Article paru pour la première fois dans Mediakwest #19, p.94-96. Abonnez-vous à Mediakwest (5 nos/an + 1 Hors série « Guide du tournage) pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur totalité.