Arrivé au pied du nouveau bâtiment de France 3 Rouen, je découvre dès l’entrée les nouvelles mesures : prise de température obligatoire pour toute personne entrant dans le bâtiment et port du masque en régie. Je suis aux premières loges pour assister à la conférence de rédaction…
Distanciation et consignes
Distanciation oblige, la conférence se tient exceptionnellement dans le vaste Open Space qui donne à ce nouveau centre une allure un brin start-up. En tout cas, les dimensions du lieu sont aussitôt mises à profit pour accueillir l’ensemble des participants en respectant les distances de sécurité. Au-delà de l’aspect éditorial, ce sont évidemment des questions précises relatives aux précautions à prendre qui monopolisent rapidement l’attention, tant en local que depuis les bureaux régionaux qui y participent en téléconférence. En fin de réunion, un consensus semble aboutir autour de consignes plutôt précises qui concernent d’ailleurs principalement le son. Afin de respecter les distances de sécurité, les invités devront dans la mesure du possible s’équiper eux-mêmes de leurs oreillettes (pas si simple en pratique…), les bonnettes seront enlevées des micros et devront, si elles sont indispensables, être coiffées d’une charlotte. On ajoute à cela un nettoyage systématique de l’équipement entre chaque invité.
Nous partons sur site, en l’occurrence, la mairie de Dieppe, munis d’un « kit de survie » contenant gel hydro-alcoolique, lingettes alcoolisées et quelques masques. Pas si mal quand on connaît la pénurie qui suivra… Dans la voiture, l’atmosphère est tendue et je comprends que plus rien ne sera comme avant. Afin de minimiser les risques et d’apaiser les esprits, je décide alors de dédier un kit son (micro + oreillette) pour la journaliste, et un autre pour les invités qui se succèderont durant cette soirée électorale. Curieux de savoir comment les radios et TV nationales ont aménagé leurs méthodes de travail et leur workflow, je décide, à l’issue de cet épisode, de mener mon enquête en mode confiné. France TV et France Médias Monde (Radio France International, France 24 et MCD (Monte Carlo Doualiya) répondent à mon appel.
Une course permanente
Joint par téléphone, Thierry Fanchon, DTSI chez France Medias Monde, retrace l’historique de cette adaptation à marche forcée dictée par la pandémie : « Dès février nous avons commencé à adapter nos plans de continuité d’activité en essayant d’imaginer différentes hypothèses. Ça nous a donné un peu d’avance, mais dès le mois de mars, nous sommes passés dans un mode d’adaptation permanent, avec une évolution rapide des consignes sanitaires que j’ai vécues comme une course en avant permanente. »
Nous faisons ensemble le point sur les changements et les adaptations des méthodes de travail, à commencer par l’activité radio et la captation audio : « Les journalistes sont équipés de perches pour maintenir les distances de sécurité. En règle générale, les bonnettes ont été enlevées sur le terrain et en studio quand c’était possible. Les journalistes attaquent alors le micro moins frontalement… Micros et matériels sont très régulièrement nettoyés avec une lingette désinfectante. S’il y a du vent, nous remettons les bonnettes, mais ce sont de véritables nids à bactéries dont la procédure de nettoyage est plus lourde. Sinon, les présentateurs de tranche sont équipés d’enregistreurs Nagra Seven qui permettent de gérer à la fois le son et les ordres, ce qui leur permet de télétravailler. Sinon, nous utilisons également les smartphones avec l’application “Report It” pour les chroniqueurs. En studio, on garde le présentateur du journal pour le côté dynamique de l’échange avec le technicien. Les journalistes confinés ont également accès à Office 365 pour toute la suite bureautique, mais aussi à Teams qui leur permet d’assister aux conférences de rédaction en visioconférence depuis chez eux. »
Pour les interviews à distance, le traditionnel insert téléphonique laisse parfois sa place à des solutions virtuelles en utilisant le smartphone ou l’ordinateur de l’invité : « Nous utilisons la version Report IT Enterprise [licence temporaire à installer par chaque invité, NDLR] qui, une fois installée sur le smartphone de l’intervenant, permet d’obtenir une liaison data avec le studio avec une qualité audio supérieure à la liaison téléphonique classique. Nous travaillons également en collaboration avec Digigram sur le déploiement de Blu, une solution hébergée dans un cloud qui permet à un journaliste de monter des liaisons avec des invités et de les enregistrer en bonne qualité. L’ensemble fonctionne via une interface web où le journaliste envoie un lien par mail à son invité équipé d’un PC ou d’un smartphone. Pour la télévision, les chroniqueurs interviennent à l’antenne via Skype, les journalistes peuvent également depuis chez eux réaliser voire diffuser des débats avec plusieurs invités en utilisant Stream Yard, une solution qui permet soit d’effectuer le switch en direct, soit de réaliser le montage et l’habillage dans un deuxième temps… ».
Remote, VM et cloud
Mais ce sont les possibilités de remote travail qui représentent sans doute l’adaptation technique la plus spectaculaire. Le hasard a fait que ce nouveau workflow avait été initié à petite échelle avant la pandémie, comme nous l’explique Thierry Fanchon : « Nous avons eu l’opportunité de former des journalistes et techniciens de la rédaction RFI qui assurent la production de nos programmes en Mandingue. En s’installant au Sénégal, ils ont souhaité travailler sur la même plate-forme technique et avec les mêmes outils que ceux que nous utilisons ici à Issy-les-Moulineaux. Pour satisfaire cette demande, nous avons, l’an dernier, mis en place un système de travail à distance via la création de machines virtuelles (VM). Grâce à cette expérience, nous nous sommes adaptés rapidement aux contraintes de confinement en donnant aux journalistes de Paris le même environnement qu’à ceux de Dakar. Depuis le 15 mars, ils se connectent donc quotidiennement via machine virtuelle sur notre plate-forme Open Media qui centralise les besoins éditoriaux, Dalet pour la partie montage radio et cmS pour la partie web. Évidemment nous avons dû faire face à une montée en charge importante. Actuellement, nous approchons le millier de demandes d’ouverture. Nous avons ouvert 150 VM simultanées en local et le reste est assuré en débordement par réplication de la VM dans le cloud Azure de Microsoft auprès duquel nous louons les VM en fonction du temps d’utilisation. Au final, ce dispositif nous a permis de ne pas interrompre l’activité radio. En TV, le résultat est plus contrasté, les journalistes ont également accès à la partie Open Media, mais nous n’avons pas de solution pour utiliser le montage Avid depuis l’extérieur. Nous travaillons pour mettre en place des solutions équivalentes. En attendant, quelques postes de montage autonomes ont été déployés, mais la finalisation de l’habillage ne peut être faite que sur site… ».
Studios, plateaux et régies
Dans les locaux d’Issy-les-Moulineaux, les régies de direct restent opérationnelles et incontournables tant en radio qu’en télévision pour des questions de qualité et de fluidité : « En régie radio, les TCR (techniciens chargés de la réalisation) sont toujours présents en studio. Nous n’avons pas déporté les consoles. Par contre, la grille de programmation a été allégée de façon à permettre de désinfecter les régies entre deux vacations. En télévision, notre système d’automation (MosArt de Vizrt NDLR) nous permettait déjà une exploitation avec seulement quatre personnes et nous ne pouvons pas descendre en dessous de ce chiffre. Nous avons donc procédé à quelques aménagements comme la mise en place de parois en plexi. Nous avons là aussi allégé les programmes en supprimant les grandes tranches matinales, du midi et du soir afin de diminuer les temps de présence. Les magazines ont repris partiellement après diffusion d’un stock de sujets froids. En plateau, seul le présentateur est présent, les invités et chroniqueurs intervenant via Skype que nous utilisons depuis un certain temps déjà. Nous avons d’ailleurs édité un guide de bonnes pratiques sur l’éclairage, le placement afin optimiser la qualité à de la captation à domicile… ».
Même si le télétravail a été adopté partout où cela était possible, entre 220 et 240 personnes restent présentes quotidiennement sur site pour assurer l’activité du groupe dont l’activité continue, même si les grilles ont été allégées et les émissions de nuit arrêtées : « Je me rends sur site deux fois la semaine. Évidemment, il y a eu une première période plutôt stressante avec l’arrivée de toutes ces nouvelles contraintes : la prise de température obligatoire à l’entrée du bâtiment, les portes qui doivent rester ouvertes pour diminuer les risques, l’omniprésence du gel hydro-alcoolique, les plateaux-repas, la distanciation ou encore l’absence de masques. Malgré tout, à partir de début avril, on a commencé à s’habituer. Sans doute, une stratégie de communication quotidienne a permis d’expliquer et de faire accepter toutes ces mesures. Aujourd’hui, on ne sent pas de stress dans l’entreprise, il y a beaucoup moins d’arrêts maladie et la confiance se rétablit… ».
France TV : télétravail et remote
Chez France Télévisions, l’adaptation au confinement et les mesures visant à limiter les risques prennent des aspects très différents. Ce sera par exemple la configuration et l’expédition en urgence d’une quarantaine de PC dotés des applications TV et radio permettant le télétravail pour les opérateurs des stations d’outremer. Ce sera aussi la mise en place d’un dispositif « heure creuse » opérationnel de 22 heures à 10 heures le lendemain visant à télécommander depuis le siège, les diffusions de France 3 (national et Paris Ile-de-France) réalisées sur le site du CDE situé rue de Varet.
Contacté via FaceTime , Philippe Vaidie, coordinateur technique de la direction déléguée à la postproduction de La Fabrique, retrace quant à lui la genèse d’une nouvelle méthode de travail permettant à des monteurs d’effectuer, depuis leur domicile, le télémontage de magazines et de documentaires du réseau France 3 et France 2 : « Au début de l’épisode, on ne savait pas quand ni comment l’activité redémarrerait, puis on a compris que le confinement allait durer longtemps et qu’il fallait trouver des solutions, notamment pour le montage. Le parc informatique présent à domicile chez nos collaborateurs étant très hétérogène, il était impossible d’installer Media Composer partout, d’où l’idée de virtualiser Media Composer ainsi que le stockage des médias. »
Suite à une présentation d’Avid où les représentants interrogés sur les questions de virtualisation évoquent la solution « Avid Edit On Demand » encore en phase de finalisation, l’idée fait son chemin, même si de nombreux points restent encore à valider. En interne se pose bien évidemment l’aspect sécurisation qui anime les départements IT de toute entreprise à chaque fois que l’on évoque une ouverture de ports « surtout depuis la terrible affaire de piratage de la chaîne TV5 et de ses conséquences immenses… ». Malgré cette légitime appréhension, le projet est soutenu et reçoit l’aval de plusieurs directions qui contribuent à mettre en place la solution en un temps record.
POC et aménagements
Chez Avid, un POC (Proof Of Concept) constitué de deux stations et d’un stockage léger de deux To est assemblé dès le 2 avril, tandis que chez France Télévisions, un groupe de travail piloté par Philippe Vaidie est formé à France TV : « L’équipe est constituée de différents profils complémentaires implantés dans des zones géographiques distinctes (Bordeaux, Paris, Lille…) ».
Le choix de la solution PC sur IP de prise en main à distance s’arrête sur Teradici et la liste des prérequis se précise : « La bande passante minimum commence à 25 Mbits, mais il faut si possible disposer d’un débit de 45 Mbits via une liaison fibre ou câble ou ADSL performante et d’un ordinateur tournant sur Windows 10, Sierra Mojave ou Hi Sierra. » Pendant quatre jours, la solution est testée intensivement par tous les membres du groupe de travail.
Des solutions sont trouvées pour améliorer la fluidité, et France TV, en tant que premier broadcaster européen à se lancer dans l’aventure, peut dialoguer directement avec les équipes d’Avid et ainsi émettre quelques suggestions tant au niveau soft que hard. « Nous avons par exemple suggéré la création d’un petit boîtier spécifique comprenant une carte de décompression et une sortie HDMI afin de pouvoir exploiter l’image sur un moniteur TV. L’équipe d’administration France TV du système a également proposé que le partage du bureau de Media Composer soit dupliqué afin que le réalisateur puisse suivre la progression du montage et le valider à distance. » En parallèle, des tests techniques et de sécurité réseau en lien avec les services généraux de France Télévisions sont également menés à bien.
Workflow et premières productions
Après acquisition des rushes effectuée dans les sites de postproduction de La Fabrique (ex-filière production) ou dans les sociétés de production partenaires, l’ensemble est transféré en utilisant les codecs de travail standard (DnX120, DnX36 en cas de conformation) vers les serveurs Avid localisés en Irlande. Pour les images captées avec des standards « non broadcasts » (drones, Go Pro, Osmo…), la possibilité de les monter en AMA (Avid Media Access) via le plug-in Avid facilite leur utilisation directe sans transcodage préliminaire. Dès le 10 avril, les premiers rushes sont ainsi déposés dans le cloud permettant le télémontage des premières productions qui démarrent le Lundi 13 avril (lundi de Pâques).
Ce nouveau workflow permet à La Fabrique d’assurer le montage de sujets dont la durée s’échelonne entre 6 et 52 minutes pour les magazines (Littoral, Réseau d’enquêtes, Le goût des rencontres, Les ballades de goûtez-voir, Sagesses bouddhistes) mais aussi certains documentaires du réseau France 3. En pratique, ce sont donc cinq stations de travail virtualisées en Irlande qui sont actuellement louées par La Fabrique. Depuis leur domicile, les monteurs peuvent ainsi prendre la main à distance sur l’un des Media Composer via une interface quasi-similaire à celle dont ils disposent sur leur lieu de travail et ceci sans aucune latence. Dans le même temps, les réalisateurs et les responsables éditoriaux peuvent se connecter à la même interface pour suivre le montage en direct et l’ensemble de l’équipe de réalisation peut échanger en direct via une application de visioconférence implantée dans l’environnement déporté. Aujourd’hui, l’expérience France TV a été suivie par Sky en Italie et également par l’INA.
Un bond en avant
Interrogés sur les points positifs révélés par cette épreuve, nos deux interlocuteurs révèlent des aspects tant humains que techniques. Thierry Fanchon souligne « l’apparition d’une forme de créativité globale observée tant chez les journalistes que chez les techniciens » assortie « d’une résistance au changement beaucoup plus faible qu’en temps normal » ou encore « un effort collectif de la plupart d’entre nous peut être encouragé par plus de tolérance face aux ratés. »
D’une manière générale, il note également « un rapprochement entre les équipes broadcast et administration réseau/IT qui, avec ces nouvelles techniques de Cloud, ont apporté des solutions concrètes pour l’antenne et s’en sont trouvées ainsi valorisées auprès de tous, alors qu’en temps normal, ces mêmes équipes sont parfois considérées comme des freins, obnubilées par le respect et l’application de règles de sécurité informatique… ».
Rapprochement des équipes constaté aussi par Philippe Vaidie, chez France Télévisions, mais cette fois entre Paris et les régions : « Nous avons des clients satisfaits et qui nous le disent, et c’est plutôt valorisant pour les équipes régionales qui ont ainsi pu intervenir sur des magazines nationaux. » D’une manière générale, notre interlocuteur constate que cet épisode aura permis « d’avancer sur beaucoup de choses en très peu de temps, en favorisant une réflexion globale. Nous avons été confrontés avec deux ou trois ans d’avance à des questions cruciales sur notre avenir. Cette ouverture à la réflexion a provoqué un changement de point de vue sur nos investissements, en nous donnant une meilleure vision sur ce que sera notre écosystème de postprod demain. »
La juste place du télétravail
S’ils prennent la mesure du chemin parcouru, nos deux interlocuteurs sont conscients des limites des solutions de travail à distance, des freins culturels ou techniques, pour le mixage par exemple : « On n’arrive pas encore à délocaliser le mixage dans Pro Tools car il y a encore un délai de quelques millisecondes qui rend les automations compliquées à effectuer, sans parler des besoins de traitement acoustique et des dimensions plus importantes que réclame une salle de monitoring son », résume Philippe Vaidie. En tout cas, lance Thierry Fanchon : « on est à présent en droit de se demander ce que sera le retour à la normale. Cette expérience va laisser des traces. » Alors, quel sera la juste place du télétravail ? Quel sera l’usage raisonné qu’offrent désormais la virtualisation et le pilotage à distance ? Voilà sans doute des débats et des questions cruciales que nous devrons sans nul doute aborder plus rapidement que prévu…
Article paru pour la première fois dans Mediakwest #37, p. 36-40. Abonnez-vous à Mediakwest (5 numéros/an + 1 Hors série « Guide du tournage) pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.