Le documentaire d’animation réalisé par Jonas Poher Rasmussen n’a cessé de remporter les prix les plus prestigieux dans le monde entier, il a notamment été couronné d’un Cristal du Long métrage à Annecy en 2021 et a été nominé trois fois aux Oscars 2022… L’un de ses producteurs, Jean-François Le Corre, directeur de la société rennaise Vivement Lundi !, nous éclaire sur les rouages de cette production au caractère inhabituel…
Une étape importante pour Vivement Lundi !
Depuis sa création en 1998, la société rennaise a toujours produit des documentaires et de l’animation. Sa première expérience avec le documentaire animé a débuté avec une série assez emblématique que l’on a pu découvrir sur Arte en 2013 : Juifs et Musulmans, si loin, si proches…
« Cette série était produite par la Compagnie des Phares et Balises pour Arte, et Vivement Lundi ! en était coproducteur délégué… Sur les quatre épisodes de 52 minutes, nous avions 62 minutes d’animation. C’est à partir de ce moment que l’animation a commencé à revenir récurrente dans nos documentaires et particulièrement lorsque les archives manquent pour traiter certaines périodes dans les documentaires historiques. Mais avec Flee, nous sommes passés à la vitesse supérieure ! », explique Jean-François Le Corre.
Une belle synergie de coproduction internationale
« L’aventure a commencé en 2015. Une amie, Charlotte de la Gournerie, venait de rejoindre le studio danois Sun Creature et commençait à travailler sur un documentaire animé. Elle m’a informé que les producteurs danois cherchaient un partenaire français. En juin 2016, pendant le Mifa, à Annecy, elle m’a proposé de regarder un teaser. À l’issue du visionnage, j’ai tout de suite voulu rejoindre l’aventure, toute la force du concept était là ! Presqu’en même temps, j’ai découvert que la directrice de la société Final Cut for Real, qui portait le projet, était Signe Byrge Sørensen. Je la connaissais depuis 2003 car nous avions fait la formation Eurodoc ensemble ! Les planètes commençaient sérieusement à s’aligner ! », s’amuse le producteur.
Après s’être engagé sur le co-développement, Vivement Lundi ! a rapidement envoyé le projet à l’unité documentaire d’Arte… « Ils ont voulu nous rencontrer très vite et une heure après s’être assis autour de la table, nous sommes sortis avec une convention de développement, ce qui est juste incroyable », se souvient Jean-François Le Corre.
Vivement Lundi ! a alors commencé à travailler sur le développement d’un storyboard et d’une animatique. En parallèle, la société de production a recherché les financements français de ce film ambitieux au budget de plus de 3 millions d’euros. Le producteur français devait trouver 1 million d’euros, mais l’engagement d’Arte lui facilitait la vie. Début 2019, le plan de financement, bouclé, impliquait quatre pays : le Danemark en premier lieu, la Norvège et la Suède, ayant apporté 10 % à eux deux et la France 30 %…
Une histoire qui ne pouvait être relatée que grâce à l’animation
« Cette histoire est tellement forte qu’après la lecture et la traduction du scénario, j’ai appelé le réalisateur et la productrice en leur demandant : “Tout est vrai ? Il n’y a pas un peu de fiction là-dedans ? Mais non !”. Toute la continuité du scénario est basée sur le témoignage d’Amin qui a accepté de raconter son histoire, très dure, à son ami de lycée sous réserve que son anonymat soit respecté… Jonas Poher Rasmussen a réussi quelque chose d’assez incroyable, Amin s’est confié avec une grande générosité et a livré des informations qu’il gardait au plus profond de lui sur sa vie de famille, sa prise de conscience sexuelle, sa vie amoureuse… Il a pu s’ouvrir à la confidence grâce à un anonymat total qui le préserve lui, sa famille et le compagnon qu’il va épouser. Cet anonymat, qui était au cœur du contrat moral de départ, imposait un choix narratif et le réalisateur a judicieusement opté pour le cinéma d’animation ! », souligne le producteur.
Un pipeline très bien préparé
Au carrefour de cultures différentes, ce projet européen exemplaire a puisé sa force dans le dialogue : les équipes danoises et françaises ont commencé à échanger très tôt sur les points artistiques du récit, comme l’explique Jean-François Le Corre… « Au Danemark on n’a pas la même manière de raconter les histoires qu’en France. Le rapport aux émotions, l’approche de l’histoire de la guerre d’Afghanistan sont différents. Il était donc important de dialoguer pour envisager le récit le plus universel possible, heureusement nous avons été impliqués très tôt », se souvient le producteur.
« Lors d’un premier retour sur le script, nous avons mentionné à Final Cut for Real ce qui nous paraissait un peu compliqué à comprendre. Comme nous avions aussi en charge la traduction française, nous avions d’autant plus besoin de cerner parfaitement le récit. Au moment de l’animatique, nous avons aussi été beaucoup dans l’échange avec Final Cut for Real, le réalisateur et Sun Creature pour, cette fois, identifier ce qui semblait peu fluide, moins performant, et essayer de trouver des solutions. Il y a plusieurs temporalités de récit un bon équilibre devait être trouvé. »
Au final, un peu plus de 80 % l’animation a été faite au Danemark. Vivement Lundi ! s’est chargée des décors et du compositing. Les parties d’animation en noir et blanc, avec un style graphique un peu abstrait qui exprime les moments traumatiques d’Amin, ont été produites chez Train-Train à côté de Lille, qui s’est aussi occupé de la colorisation. Ce studio a rejoint l’équipe de production exécutive dans le cadre du soutien de Pictanovo.
Le travail du son et la production de la musique originale ont été répartis entre la Norvège et la Suède. Vivement Lundi ! est aussi intervenue sur la version française du film. « Arte nous avait demandé une version doublée. C’est Kyan Khojandi qui prête sa voix à Amin, et Jonas est doublé par Damien Bonnard », précise Jean-François Le Corre.
« Il régnait une belle harmonie entre les partenaires et si la production était tendue en termes de travail, le choix d’une technique d’animation simple a permis à nos équipes de travailler vite. Nous avons même terminé avec deux semaines d’avance la fabrication des images ! », se rappelle le producteur français.
Ovationné partout dans le monde !
« En mars 2020, un matin, nous avons appris que le film faisait partie de la sélection cannoise, ce qui en raison de l’annulation du festival pour contraintes sanitaires s’est transformé en label Sélection officielle de Cannes… Et, le même jour dans la soirée, un mail nous est arrivé de Sundance : les organisateurs souhaitaient présenter le film en avant-première publique dans huit mois… C’est comme cela qu’en février 2021, le film a remporté le Grand Prix du documentaire international à Sundance, puis a été acheté par Neon Distributors, le distributeur de Parasites et de Portrait de la jeune fille en feu sur le territoire nord-américain. »
« La première française du film à Annecy, en juin 2021, devant une salle comble alors que l’on sortait de confinement, a aussi été un grand moment d’anthologie : un millier de spectateurs nous ont gratifiés d’une standing ovation de dix minutes ! Puis le film a remporté Cristal, le Grand Prix à Annecy, avant de poursuivre plus récemment sa carrière aux Oscars, en mars. »
Un financement public à la croisée de l’animation et du documentaire !
Jean-François Le Corre a porté le projet Flee à un moment un peu particulier pour le CNC… Cette œuvre devait-elle être considérée comme un documentaire ou un film d’animation ? « Jusqu’à présent, pour répondre au critère d’une œuvre d’animation, il fallait que les dépenses d’un film en animation soient plus élevées que les dépenses en prises de vues réelles. Pour chiffrer ces dépenses, on enlève le coût du scénario, on enlève la postproduction, on enlève les coûts liés au producteur, la direction production, tout ce qui correspond au travail d’écriture et on regarde le budget de tous les postes dédiés à l’animation. Si l’on est au-delà de 50 % on obtient la classification animation avec, évidemment, un financement adapté… Mais lorsque Flee est arrivé au CNC, il y avait un grand débat sur la forme de classification liée simplement au coût de fabrication. Le guichet de l’animation, voyait bien que ce film avait besoin d’un budget animation, mais le guichet du documentaire reconnaissait aussi l’écriture documentaire. Et novembre 2018, est apparu une nouvelle classification celle de documentaire hybride dont nous avons bénéficié en demandant plus précisément d’obtenir le label documentaire hybride à majorité animation pour répondre aux grilles de soutien de nos partenaires régionaux, la région Bretagne et Pictanovo, qui avaient prévu de soutenir un unitaire télé en animation.
« Il a fallu plusieurs mois de discussions et d’échanges et le même genre de cas de figure s’est produit au Danemark pour des raisons différentes. Dans ce pays, les soutiens se déclinent selon trois grilles : les films pour les enfants, la fiction, le documentaire. Le projet a d’abord atterri dans le bureau du chargé de compte qui s’occupe des films pour enfants, parce que c’est le service qui accorde les plus gros soutiens pour les longs-métrages d’animation… Mais évidemment un film qui parle de la traite des humains, qui suggère en off le viol d’une jeune fille et qui raconte l’histoire d’un adolescent qui découvre qu’il est homosexuel, n’est pas un film pour enfants ! Le projet est alors parti au bureau fiction avant de terminer au guichet du documentaire… Mais, au final, Flee a pu bénéficier d’un soutien analogue à celui d’un long-métrage de fiction, soit 650 000 euros au lieu des 350 000 euros qui étaient prévus au titre de documentaire.
« En tant que producteur français, j’ai découvert un écosystème scandinave singulier. Le plan de financement de Flee implique quatre pays coproducteurs : le Danemark, la France, la Norvège et la Suède. Les pays du nord acceptent notamment très facilement de s’inscrire dans une démarche de préachat sous réserve que, lorsqu’ils produisent à leur tour, l’interlocuteur renvoie l’ascenseur.
Lorsque la coopération est vraiment actée, le Nordisk Film & TV Fond apporte aussi un financement complémentaire qui vient abonder les financements nationaux des partenaires. Les producteurs scandinaves sont de vrais guerriers et en dernière ligne droite, au moment où l’on était prêts à lancer la fabrication avec le budget de 3 millions, un fonds d’investissement américain est arrivé avec un apport de 20 000 euros, le budget est donc monté à 3,2 millions d’euros ! », explique Jean-François Le Corre.
Une aventure riche d’enseignements
« J’ai aussi beaucoup appris de la stratégie de positionnement international. La productrice avait déjà derrière elle trois campagnes des Oscars avec deux films nommés, The Act of Killing et The Look of Silence de Joshua Oppenheimer, ainsi qu’une campagne qui n’avait pas aboutie mais qui était allée jusqu’à la short list pour un autre long-métrage The Distant Barking of Dogs. Et donc, dès le départ, si une fenêtre s’ouvrait, la course aux Oscars devait prendre une place importante dans la stratégie de distribution et de promotion du film. En février 2021, Sundance a donné le tempo avec une première, une préparation et un positionnement sur le marché américain qui allait permettre de dérouler la campagne pendant un an… »
Flee – qui était est dans la liste des nominés pour le meilleur film étranger, meilleur documentaire et meilleur film d’animation – a été présenté par l’Académie danoise du cinéma comme le film représentant le Danemark. C’était la première fois qu’un documentaire représentait le Danemark pour l’Oscar du meilleur film étranger… Tout un symbole !
Le documentaire d’animation, un format définitivement à la mesure des ambitions de Vivement Lundi !
« Nous sommes sur un nouveau projet documentaire, mélange d’animation et d’archives, porté par la société toulousaine Anoki. Ce projet s’appelle Suzanne. Il s’agit du portrait d’une pionnière de la chirurgie esthétique française. On y réinvestit tout le savoir-faire qu’on a appris sur Flee, Juifs et Musulmans », conclut Jean-François Le Corre.
Article paru pour la première fois dans Mediakwest #46, p. 112-115