Le montage est l’art d’assembler des plans, pour créer un, voire plusieurs films en tentant de transcender la force individuelle de ces fragments de vie. Depuis la fin du XIXe siècle, de nombreux artistes et théoriciens ont pensé et pratiqué cet art, avec des visions et des buts parfois contradictoires ; les techniques ont également vécu plusieurs révolutions : depuis le collage de bouts de pellicules, jusqu’au montage virtuel en explorant les nombreuses facettes du montage de bandes vidéo. Conscients du rôle central du montage pour les lecteurs de ce nouveau magazine, nous avons souhaité entamer, avec ce premier opus de Moovee, un dossier qui lui sera entièrement consacré : historique, focus technique, coulisses du montage d’œuvres diverses, interviews : montage nous te mettons dans la lumière !
Avant le montage
Tout a commencé au début des années 1890 ! Les frères Lumière, Auguste et Louis de leurs prénoms, ont inventé le cinématographe. La Sortie de l’usine Lumière à Lyon, leur tout premier film (nommé alors plus sobrement Sortie d’usine), a été tourné en mars 1895, rue Saint-Victor à Lyon, rebaptisée aujourd’hui rue du Premier Film. C’est au salon indien du grand café de l’hôtel Scribe qu’Antoine Lumière, le père des deux inventeurs, a présenté la première projection publique du film, supervisée par Charles Moisson, le constructeur de l’appareil. Pour assister à cette projection historique, il suffisait de débourser un franc.
Le cinématographe était une machine trois en un, qui assurait la captation, l’enregistrement, mais également la projection d’un unique tableau via une bobine de film assez longue. Ne soyons pas chauvins, le premier « caméraman » au monde, avant Louis Lumière, est américain. Il se nomme William Kennedy Laurie Dickson. En sa qualité d’assistant de Thomas Edison, l’inventeur de la première caméra argentique, il filma Dickson Greeting. La caméra sur film 35 mm, breveté le 24 août 1891 sous le nom de kinétographe, a permis la captation d’environ 70 films. Le montage n’était pas encore né. Une unique action était filmée, nommée « tableau » en français, « scène » en anglais. Ce moment filmé deviendra par la suite le plan, l’élément de base de la grammaire du cinéma.
Les débuts du montage
C’est par le trucage que les premières actions de montage ont été effectuées. On les doit cette fois encore à des collaborateurs de Thomas Edison : William Heise et Alfred Clark. Pour reconstituer la scène de la décapitation de Marie Ire d’Ecosse, une actrice incarnant la reine a été filmée au moment crucial où sa tête était positionnée sur le billot. Également pionnière dans le domaine des effets spéciaux, la talentueuse équipe stoppa la caméra et demanda aux acteurs et figurants de se figer dans leur position. Un mannequin prit lieu et place de l’actrice afin de subir les outrages de la lame acérée, alors que la caméra était remise en action : la tête put choir et l’actrice continuer sa carrière !
Un autre nom, oh combien célèbre, des débuts du cinéma et des effets spéciaux est Georges Méliès. Il fit un usage non feint du procédé ci-dessus décrit, allant jusqu’à stopper sa caméra 24 fois pour son film Le Déshabillage impossible. Avant de devenir un nom du cinéma, Georges Méliés était un prestidigitateur et illusionniste. C’est à l’occasion de la répétition de la présentation publique du cinématographe, la veille de la date officielle, qu’il fut séduit immédiatement par le procédé. Il souhaita même acheter les brevets de la machine, proposition qui lui fut refusée par la famille Lumière. Prétendant qu’aucun avenir commercial n’était d’après eux promis à cette invention, ils prétendaient ainsi lui éviter la ruine. L’histoire ne nous dit pas s’ils préféraient éviter une concurrence néfaste à leurs affaires. Méliès se tourna vers le procédé isolatographe des frères Isola pour la captation et utilisa le projecteur Theatrograph de son ami opticien Robert William Paul, un autre pionnier du cinéma, pour la diffusion des films. Robert Paul n’était autre que le premier réalisateur britannique, fondateur de la société de production Star Film : tout un programme !
Le film de Robert W. Paul, Come along, do! réalisé en 1898, fut un des tout premiers films construits avec plus d’un plan : deux ! Aujourd’hui uniquement 38 secondes du film originel d’une minute ont survécu, avec uniquement deux photogrammes du second plan. Georges Méliès fit un autre « pas » vers le montage : pour allonger la durée de ses projections, l’illusionniste collait plusieurs tableaux les uns à la suite des autres. Cette technique fut également utilisée par Louis Lumière pour associer quatre bobinaux traitant d’un même thème : une intervention de pompiers ; Georges Sadoul, célèbre historien du cinéma, y a vu le premier montage. Et revoilà Edison ! Et encore une première ! En 1899, il a en effet produit le premier film documentaire, Scènes de la ruée vers l’or au Klondike (Gold Rush Scenes in the Klondike). Ce film est constitué de cinq plans qui formaient une séquence, alors que le terme n’était pas encore inventé.
Edwin Stanton Porter, le père du montage
L’homme considéré comme le père du montage est Edwin Stanton Porter. Inventeur et réalisateur américain, il en expérimenta le principe dès 1901 en associant par collage différentes parties de films. Sa carrière dans le domaine du cinéma a commencé à la Vitascope Marketing Company de Thomas Edison en juin 1896 en tant que projectionniste. Ses compétences d’ingénieur l’ont amené à créer son propre projecteur, le « projectorscope » qui connut un succès grâce à son prix abordable. Après l’incendie de son usine, il fut à nouveau embauché par Edison ; ses talents de concepteur donnèrent notamment naissance à l’un des meilleurs projecteurs, le cinetoscope. Il fut ensuite choisi par Edison pour prendre la direction et animer son nouveau studio de New York, le studio Skylight, au 41 de la East 21e rue. La hiérarchisation du travail, encore balbutiante, sera mise en place progressivement à partir de 1907. Au tout début du XXe siècle, le réalisateur était le caméraman et également le metteur en scène, le décorateur et le photographe.
Edwin Porter utilisa pour ses premiers films des images de films documentaires mêlées aux images de ses propres films. Il appréciait le travail collaboratif et a produit avec George S. Fleming The life of an american fireman (La vie d’un pompier américain) tourné en 1903, et a réalisé The great train roberry (Le vol du grand rapide) premier film américain ayant fait l’objet d’un scénario. Ce film, également premier western de l’histoire du cinéma, connut un grand succès mondial. Il a été inscrit au national film registry en 1990. Dans sa plus longue version, il dure une douzaine de minutes et compte une douzaine de plans.
L’école de Brighton (1896-1910)
Il est impossible de parler de montage sans évoquer l’école de Brighton. C’est un des tout premiers mouvements non officiels de réalisateurs de cinéma. Il tire son nom de l’origine géographique de ses membres. C’est Georges Sadoul, déjà cité, qui est à l’origine de ce nom, dans un de ses articles. Parmi ses membres les plus influents, on compte George Albert Smith, James Williamson et Esme Collings. Ils furent les pionniers de l’utilisation de techniques toujours centrales dans le cinéma actuel : le découpage technique, les gros plans, les plans subjectifs et bien sûr les premiers montages. Les films de poursuite (« chase films ») furent une de leurs spécialités. On peut dire que c’est en 1900, avec le film As seen through a telescope (Ce qu’on voit dans un télescope), que George Albert Smith a découvert le montage. Il utilisa deux prises de vues différentes pour présenter l’action : un plan large montrant un voyeur regardant à travers son télescope un homme aidant une cycliste à monter sur un vélo, suivi d’un gros plan de la vision à travers le télescope, puis à nouveau le plan large. Avec Grandma’s reading glass (La loupe de grand-maman) en 1900, ce sont pas moins de dix plans qui s’enchaînent en 82 secondes. Un jeune homme est filmé avec sa grand-mère alors qu’il joue avec la loupe de cette dernière. Des plans serrés de ce qu’il observe sont alternés avec le plan large du garçon avant que la grand-mère lui montre son impatience et lui confisque l’outil.
D.W. Griffith
Nous souhaitions évoquer ce cinéaste prolixe pour conclure cette première incursion dans le monde du montage. Il est en effet à la croisée des chemins entre les premières expérimentations et la construction de mouvements de pensées plus profonds. David Llewelyn Wark Griffith est né le 22 janvier 1875 à Floydsfork dans le Kentucky. Passionné de cinéma, il a vu tous les films d’Edwin S. Porter, desquels il retient la force des plans tournés en extérieur ; et également les films de l’école de Brighton dont il analyse la pertinence du découpage du temps et de l’espace. Passionné de romans, il y observe les fluides passages de lieux en lieux. C’est comme acteur que Griffith est entré dans la profession, en tenant le rôle du père dans le film Rescued From an Eagle’s Nest (Sauvé du nid d’un aigle) d’Edwin Porter et de J. Searle Dawley produit en 1908 par l’Edison Manufacturing Company.
Une société concurrente de celle d’Edison, l’American Mutoscope and Biograph, lui proposa de réaliser son propre film : The adventures of Dollie (Les Aventures de Dollie). Griffith souhaite enrichir les possibilités narratives du cinéma en multipliant les lieux et les actions. Il va structurer ses films comme des romans. Dès son premier film, et à l’image de Grandma’s reading Glass de George Albert Smith, il va créer le temps virtuel du cinéma via une alternance systématique des plans. Plus tard, cette méthode prendra le nom de montage alterné. Griffith fut un grand découvreur de talents et un réalisateur très bien payé grâce au succès de ses films. Il serait également le premier réalisateur à avoir filmé à Hollywood, bien avant l’âge d’or des studios. Pour le film In Old California sorti en mars 1910, Georges Sadoul souligne que « le grand mérite du maître durant ses années de travail fut d’assimiler les découvertes éparses de diverses écoles (les Anglais de Brighton, notamment, ndlr) ou réalisateurs et de les systématiser… Son originalité se manifeste par une recherche dans le montage alterné. »
Griffith ne fit usage des gros plans qu’à partir de 1911 dans le film Dans le cœur de la misère. Sans être précurseur de cet usage, son talent à capturer l’émotion était reconnu et participa au succès de Birth of a Nation (Naissance d’une nation) qui fut réalisé pour le compte de Mutual Films. La Biograph souhaitant à l’époque cantonner Griffith à la réalisation de « one reel movies » (des films courts) et confier la réalisation de films longs à des metteurs en scène de théâtre confirmés, Griffith s’était tourné vers cette nouvelle société de production. En dehors des considérations artistiques, c’était un film extrêmement raciste, où des acteurs blancs sont grimés pour jouer le rôle de nègres stupides et violents uniquement attirés par les meurtres et les viols.
Après le succès de Birth of a Nation, Griffith a pris en charge la direction d’acteurs, le montage et le scénario de son nouveau film, Intolérance. Il a alors investi la totalité des gains amassés. Ce film fut un échec à la hauteur des investissements colossaux. En s’appuyant sur son expérience de montage des actions parallèles dans une dizaine de films d’une à trois bobines, il souhaite aller plus loin avec Intolérance et traiter des histoires en parallèle. Intolérance est donc composé de quatre récits, avec des lieux, des personnages et des époques différents sans aucun lien autre que celui, très ténu et trop peu évident pour fonctionner, de l’intolérance.
Après les balbutiements du montage, nous allons vous accompagner au cours des prochains numéros de Moovee dans l’exploration des différentes approches du montage : le montage de la continuité, le montage classique hollywoodien et l’école russe de cette discipline ; sans oublier la technique et les entretiens avec des professionnels.
Article paru pour la première fois dans Moovee #1, p.86/89. Abonnez-vous à Moovee (4 numéros/an) pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.