Le voyage dans la lune retrouve ses couleurs

À l’occasion du 150e anniversaire de la naissance de Georges Méliès le 8 décembre dernier, Le Voyage dans la lune, en version couleurs, accompagné du documentaire de Serge Bromberg, Le Voyage extraordinaire, est sorti en salles le 14 décembre. Il coïncide avec la sortie du dernier long métrage de Martin Scorsese, Hugo Cabret.
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Présentée lors de la soirée d’Ouverture du Festival de Cannes en mai dernier, la version couleurs du chef-d’œuvre de Georges Méliès, Le Voyage dans la lune (1902) a ceci de singulier qu’elle a été pendant longtemps considérée comme perdue. En 2010, une restauration complète a été engagée par Lobster Films, la  Fondation Groupama Gan pour le Cinéma et la Fondation Technicolor pour le Patrimoine Cinéma. Les outils numériques d’aujourd’hui ont permis de ré-assembler les fragments des 13 375 images du film afin de les restaurer une par une et de redonner vie à la magie de l’époque. Retour sur un chantier d’envergure.

 

1902 : deux versions pour une seule lune

Le Voyage dans la lune est proposé à sa sortie en 1902 en noir et blanc mais aussi en couleur. Cette double sortie n’est pas la règle mais elle est réalisée sur commande. La mise en couleur est alors confiée à des ateliers de femmes qui peignent au pinceau ou au pochoir les photogrammes et ce, un par un.

 

L’un des plus prestigieux ateliers de l’époque est tenu par Elisabeth Thuillier, et est situé Rue du Bac à Paris : « J’ai colorié tous les films de M. Méliès. Ce coloriage était entièrement fait à la main. J’occupais deux cents ouvrières dans mon atelier. Je passais mes nuits à sélectionner et à échantillonner les couleurs. Pendant le jour, les ouvrières posaient la couleur, suivant mes instructions. Chaque ouvrière spécialisée ne déposait qu’une couleur. Celles-ci, souvent, dépassaient le nombre de vingt. » (1)

 

Cette version couleur, par définition moins nombreuse que son homologue noir & blanc, longtemps considérée comme perdue, est retrouvée en 1993 par la Filmoteca de Catalunya à Barcelone. Mais son état est lamentable : « À l’intérieur de la boîte que la Cinémathèque nous fait parvenir », rappelle Serge Bromberg, producteur et initiateur de la restauration au sein de Lobster Films, « se trouvait une bobine de film 35 mm où nous pouvions distinguer les premières images encadrées par de petites perforations caractéristiques des copies des premiers temps ». Mais, la galette ressemble désormais plus à une masse compacte et rigide, tant la décomposition a détérioré l’ensemble. Verdict des laboratoires sollicités à l’époque : la copie est définitivement perdue.

 

Peu à peu, pourtant, les équipes de Lobster parviennent à décoller les spires une à une. La copie, très fragile, est envoyée au laboratoire Haghefilm, où elle est placée durant plusieurs semaines sous cloche de verre, soumise aux vapeurs d’un mélange chimique mis au point dans les laboratoires des Archives Françaises du Film. « Après plusieurs mois d’effort, près d’un tiers du film est ainsi sauvegardé sur pellicule internégative ». Pour le reste, le matériau est trop fragile pour envisager une quelconque exploitation.

 

Dix ans de numérisation tous azimuts

En 2000, l’objectif premier est de tenter d’obtenir un ensemble cohérent de l’intégralité des images du film. Les images qui sont sorties intactes de ce bain de Jouvence – qui, paradoxalement, mise sur une accélération de la décomposition – sont ensuite photographiées avec un appareil de 3 Mo (le haut du panier à cette époque !) et, pendant un an, les quelques 13 375 images sont numérisées, sous forme complète ou fragmentaire. De 2002 à 2010, aucun moyen technique ou numérique ne permet d’aller plus avant dans la reconstruction du chef-d’œuvre.

 

En 2010, la Fondation Groupama Gan et la Fondation Technicolor unissent leurs moyens et début octobre, une équipe de 20 personnes, sous la houlette de Tom Burton (Technicolor) à Los Angeles commence le travail.

 

« Lorsque nous avons reçu les images numériques », raconte Tom Burton, « elles provenaient de numérisations successives dans le temps, avec des formats très divers – TIFF, TGA, JPG – et avec des résolutions elles aussi différentes. Cette absence de format commun représentait le premier challenge auquel nous allions devoir faire face ». L’équipe de Technicolor a donc débuté son travail par une remise à plat de la chronologie des images avant de les remettre dans un format commun sous forme de fichiers DPX.

 

Pour pallier l’absence de certains photogrammes, une copie noir et blanc nitrate original appartenant à la famille Méliès et un contretype nitrate appartenant au CNC ont été utilisés.

 

En utilisant comme référence une version existant en N&B au format HDCAM (sur un télécinéma) du film, chaque image ou séquence d’images de la version nitrate couleur ont été mises en correspondance afin de créer une timeline complète du projet.

 

Un lent travail de reconstruction 

Pour la reconstruction d’image avec ces multiples formats, « nous avons utilisé nos plates-formes numériques de palette de restauration et d’effets visuels, notamment Digital Vision Phoenix/DVO, MTI et After Effects », poursuit Tom Burton. « Notre équipe a reconstruit les images brisées, ré-assemblé les morceaux d’images au sein d’images entièrement nouvelles pour leur redonner leur aspect original, sans aller plus loin que l’état dans lequel elles avaient été impressionnées. La source N&B, prégraduée, a ensuite été stabilisée, pour ôter tout effet tremblant (flickering) puis numériquement nettoyée de toutes les rayures, saletés et autres imperfections ». Pour autant, la ligne éditoriale de Technicolor et des deux fondations était claire : ne pas aller plus loin dans la restauration que l’état de l’art, tel que créé par Méliès. Séverine Wemaere, de la fondation Technicolor, est catégorique : « nous ne devions absolument pas trahir l’esprit du film ni celui de son auteur. Il s’agissait de redonner vie à une œuvre, pas en faire quelque chose de propre, telle qu’on est habitué à le voir sur nos écrans actuels ».

 

La couleur, enjeu majeur 

Tout le sel de cette version tient en la couleur présente sur ce film. « Certains pigments avaient totalement disparu, d’autres avaient seulement pâli et, enfin, quelques-uns étaient demeurés inchangés », rappelle Serge Bromberg. Il a donc fallu non seulement restaurer les couleurs manquantes mais aussi passer en couleur les photogrammes issus des deux copies noir & blanc ; « Cela représentait environ 5% de l’ensemble et, pour coller à l’esprit de l’époque, nous avons fait reprendre à la main ces images ! »

 

Avant l’étalonnage et le rendu final, le flux d’images numérisées a été séquencé afin d’obtenir une vitesse de lecture correspondante à l’œuvre originale. Tous les fichiers ont donc été shootés avec une vitesse de défilement plus lente que les méthodes actuelles : 14 images par seconde avec un effet de caméra dit de « démarrage manuelle », comme si le film était réellement tourné avec une caméra à manivelle. D’où l’aspect saccadé que l’on peut découvrir sur les vieux films lorsqu’on les visionne au cinéma ou à la télévision.

 

Enfin, une dernière passe d’étalonnage a été réalisée pour assurer l’intégrité chromatique de l’ensemble des éléments et leur donner un aspect homogène. Selon les formats demandés (film, cinéma numérique ou HD), un espace colorimétrique spécifique a été créé pour répondre aux besoins.

 

Au final, la version couleurs du Voyage dans la lune, d’une durée de 14’ a bénéficié d’une restauration haut de gamme pour un budget impressionnant : 400 000 € ! « C’est la restauration la plus complexe et la plus ambitieuse que nous ayons jamais menée, d’autant que ce film des tout premiers temps du cinéma était invisible depuis une centaine d’années », déclaraient en mai dernier Serge Bromberg, Gilles Duval (Fondation Groupama Gan) et Séverine Wemaere (Fondation Technicolor). Mais que ne ferait-on pas pour un film classé au Patrimoine Mondial de l’Unesco en 2002 ?

  1. (1): Extrait de L’Ami du Peuple (du Soir) – 13 décembre 1929.

Crédit photo : Credits Lobster Films-Fondation Groupama Gan-FondationTechnicolor