
À la tête du développement des technologies émergentes chez Newen Studios, désormais rebaptisé STUDIO TF1, Marianne Carpentier est en première ligne de la transformation numérique du groupe TF1. Pionnière dans l’intégration de l’intelligence artificielle dans les processus de production, elle œuvre à structurer une stratégie technologique à la fois efficace, responsable et réaliste. De la création de contenu à la diffusion, en passant par l’organisation interne, l’IA n’est plus une promesse : c’est une bascule déjà amorcée.
Nous l’avons rencontré dans le cadre des rencontres professionnelles Les Dialogues de Lille proposées par Séries Mania, elle nous livre sa vision vis à vis de cette technologie qui s’immisce dans toutes les strates de son organisation…
« Depuis un an, nous avons changé de paradigme », observe-t-elle. Dans la chaîne de valeur audiovisuelle, l’IA s’impose d’abord en amont : chez les auteurs, non pas pour écrire, mais pour se challenger, tester des idées, chercher des inspirations visuelles. Elle permet aussi de produire des pitch decks plus impactant, de simuler une direction artistique ou de créer des éléments visuels – un incontournables pour vendre un projet. « C’est un outil de projection et donc de séduction commerciale, qui se diffuse aujourd’hui dans tous les studios, y compris chez nos partenaires. »
Plus discrète mais tout aussi stratégique, l’IA commence aussi à structurer la production elle-même, notamment sur des séries à fort volume. Organisation et planification de tournages, automatisation de tâches logistiques : les cas d’usage se multiplient. Mais la production reste une zone sensible, marquée par de fortes contraintes juridiques. « On est souvent freinés par les questions de droits et de transparence. Il faut rester prudent : Quelles données peut-on injecter dans un modèle ? Qui détient quoi ? Et surtout : sur quelles données les solutions tech ont-elles été entraînées ? »
Ce manque de lisibilité rend la transformation plus complexe. C’est pourquoi Marianne Carpentier préfère une approche pragmatique, au cas par cas : « Par exemple, on peut générer un accessoire en IA, l’imprimer avec une imprimante 3D, et l’avoir physiquement sur un plateau. Voilà comment on peut avancer concrètement. »
Pour accompagner ces mutations, le groupe a mis en place dès 2023 un comité IA transversal, associant les directions juridique, financière, générale… Un espace d’échange et d’expérimentation assumé, qui a pour but de faire évoluer les outils et les réflexes du quotidien. « La production n’a pas le droit à l’erreur, mais l’innovation, elle, doit pouvoir être testée. On avance là où c’est possible, sans attendre que tout soit validé de façon linéaire. »
Ce changement touche aussi l’organisation interne. Face à des formations souvent trop lentes ou rigides, Marianne Carpentier encourage l’auto-formation et la montée en compétences au fil des projets. Des postes dédiés émergent dans les grandes structures, mais les indépendants aussi peuvent avancer rapidement avec un accompagnement adapté. « Il faut créer des espaces de liberté. En tant que groupe diffuseur, notre rôle est aussi d’encadrer et sécuriser, sans freiner la créativité. »
Côté diffusion, l’IA ouvre également de nouvelles pistes : automatisation de recommandations, personnalisation des interfaces, adaptation des contenus aux préférences des publics. « Mais il faut garder la main éditoriale. L’IA reste un outil, pas un rédacteur en chef », insiste-t-elle. Elle évoque aussi l’évolution des usages : dans la prochaine décennie, l’image pourrait perdre de son pouvoir au profit du son. « L’audio immersif, l’interface vocale… L’écran ne sera peut-être plus central dans dix ans. Il faut s’y préparer. »
Ce positionnement s’accompagne d’une vigilance de premier ordre sur l’impact environnemental. « Nos choix technologiques sont guidés par des critères d’empreinte carbone. Nous privilégions des modèles plus légers, plus sobres, qui s’intègrent dans nos workflows actuels. » Même exigence sur les questions de diversité, de droits d’auteur, de juste rémunération des créateurs. « On ne peut pas opposer technologie et responsabilité. Il faut avancer sur les deux fronts. »
Marianne Carpentier revendique aussi une approche ancrée dans l’exception culturelle européenne. « La spécificité européenne, notamment en matière de droits, impose d’inventer un modèle viable et soutenable. En France, nous devons continuer à protéger, l’Europe doit s’inspirer du modèle d’exception français et le monde de l’Europe »
À quoi ressemblera un studio média dans cinq ans ? Elle l’imagine collaboratif, augmenté, agile : « Une préparation de tournage où chef op, réalisateur et IA échangent pour anticiper les plans, simuler les éclairages, gagner du temps humain sur le plateau. Ce gain d’efficacité nous permettra de remettre l’humain au cœur, justement. »
Elle défend aussi un usage assumé de l’IA dans les fonctions dites “commerciales” : marketing, visibilité, vente de projets. « Il faut arrêter d’en avoir honte. Rendre visible nos contenus fait partie du métier ! »
L’annonce récente du rebranding de Newen en STUDIO TF1 s’inscrit dans la continuité de la démarche… « Oui, l’IA est intégrée à la nouvelle feuille de route. Mais elle ne doit pas être portée par une seule direction. Chaque métier – publicité, plateforme, programme – doit se l’approprier selon ses besoins. ».
L’intelligence artificielle n’est pas une révolution abstraite pour Marianne Carpentier, mais une dynamique concrète, qui traverse déjà tous les étages du groupe. Encore faut-il savoir où appuyer. « L’enjeu, ce n’est pas d’aller plus vite que tout le monde, mais de poser les bons cadres pour avancer intelligemment. » Innovation, éthique, modèles économiques : tout est à reconfigurer. Et dans un secteur en tension, mieux vaut être acteur du changement que spectateur.