« The Art of TV » : « Chaque épisode est de la haute-couture »

Charlotte Blum revient en saison 2 avec quatre portraits de réalisateurs de série. Des moments de grâce en compagnie de Judd Apatow (Girls, Crashing, Love, Freaks and Geeks), Vincenzo Natali (Hannibal, Westworld, American Gods), Michel Gondry (Kidding) et Barry Levinson (Homicide : A Year in the Killing Streets, Oz) à retrouver en replay sur OCS à la demande. Rencontre avec cette jeune dame, spécialiste de la série TV version US. Elle dévoile les secrets de fabrication de ces concentrés de vie et sa vision du métier de réalisateur TV, en France et ailleurs.
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Mediakwest : Chaque épisode donne une vraie impression de complicité. Combien de temps passez-vous avec vos invités ?

Charlotte Blum : Cela dépend vraiment des intervenants, de leur actualité et de la confiance qu’ils ont en nous. Nous avons passé une heure avec Judd Apatow, après neuf mois de tractation. C’est le cas le plus extrême. Avec Barry Levinson ou Vincenzo Natali, nous avons eu plus de temps.

 

M. : Quand vous avez lancé le second volet de « The Art of TV », comment l’avez-vous pensé visuellement ?

C. B. : Dès la saison 1, j’avais envie d’un dispositif un peu muséal, avec tous les éléments graphiques réunis sur une plaque de plexiglas. J’y ai pensé, en regardant un documentaire sur Nick Cave, il y a quelques années. Je voulais ensuite que ce soit de vrais portraits et qu’à la fin des 26 minutes, le spectateur ait l’impression de les connaître. Je ne voulais surtout pas faire des documentaires froids de techniciens, même s’ils abordent des aspects techniques de leur métier.

 

M. : Comment se compose votre équipe ?

C. B. : Nous sommes trois. Je me charge de tout ce qui est calage des interviews et de l’entretien. Pour la saison 1, j’avais un cadreur fixe et on engageait quelqu’un sur place. Mais en fait, ce n’était pas très pratique. Pour la saison 2, j’ai travaillé avec un cadreur qui est aussi le compositeur de la musique et un autre, qui a changé en cours de route, puisqu’il est parti faire un tour du monde. Généralement, ce sont des personnes avec qui je travaille aussi sur mon émission sur OCS. C’est une vraie famille si l’on ajoute ma monteuse. Chez OCS et Empreinte Digitale, mon producteur, on me laisse une énorme liberté, notamment sur le choix des intervenants. Ils sont vraiment, l’un comme l’autre, des soutiens. On a trouvé un système de collaboration équilibrée pour que, eux soient satisfaits du résultat et que je n’aie pas l’impression de perdre de ce que j’avais en tête. Je suis présente à toutes les étapes : montage, étalonnage, mix et même corrections des sous-titres. Je travaille en étroite collaboration avec le directeur artistique.

 

M. : Quand on visionne « The Art of TV », saison 1 ou 2, il y a une véritable identité, très reconnaissable. Comment justement avez-vous trouvé la patte artistique de vos portraits ?

C. B. : Toute la partie générique, typos, mur des images vient de Benoît Soucheleau. Il a compris tout de suite ce que l’on voulait et sa première proposition était la bonne. Ensuite, la structure narrative est le fruit d’une intense collaboration avec la monteuse Marushka. Pendant six mois, on construit vraiment les histoires ensemble. De même pour la lumière, les cadrages, je m’entoure de gens en qui j’ai confiance et je les laisse librement faire leur travail. Tout le monde amène sa petite pierre à cet édifice.

 

M. : La construction du récit n’est pas simple, surtout que vous êtes en retrait total…

C. B. : Au début, la timeline d’un montage est bien plus longue, d’autant que l’on a aussi les témoignages des personnages secondaires. Je déteste les documentaires avec les voix off, j’aime que l’histoire se raconte toute seule, que l’on n’ait pas besoin de guider le spectateur. C’est une volonté depuis le début, aucune intervention, aucune voix autre que celle du réalisateur. Nous n’existons pas, c’est leur histoire. C’est le grand talent de la monteuse qui va chercher des mots, elle fait vraiment un travail de haute couture. L’idéal est de tourner les personnages secondaires en dernier comme ça je sais ce dont j’ai besoin, et puis, autrement je pose les questions différemment. C’est une petite touche de manipulation classique dans le travail de journalisme !

 

M. : J’ai remarqué que chaque réalisateur était « accompagné » par deux personnages secondaires. Est-ce dans le but de ne pas dissoudre le héros du film avec trop de personnages annexes ?

C. B. : Dans la saison 1, il y en avait trois. Elle était composée de réalisateurs de HBO, qui interdit toute reprise d’images. Du coup, on a dû réinventer des mises en situation. Dans ce nouveau volet, j’ai choisi différemment les invités afin de pouvoir utiliser des images et du coup, on a supprimé un intervenant. Sur l’épisode consacré à Judd Apatow, il n’y a aucune image des productions HBO.

 

M. : Les réalisateurs que vous présentez sont tous connus pour leur travail au cinéma, on connaît moins bien leur implication dans des séries TV. Pensez-vous que le métier de réalisateur de séries TV va enfin sortir de l’ombre ?

C. B. : C’est tout l’objet de cette série, « The Art of Television ». La saison 1 présentait six purs réalisateurs de séries, inconnus du grand public, que l’on n’avait jamais entendus parler, dont personne ne connaissait le visage. C’est d’ailleurs paradoxal, même si c’est en train d’évoluer, la télévision est un médium d’écriture et non d’image. Je ne comprends pas que l’on mette autant de côté la réalisation de séries.

En France, avec des séries comme Les Revenants, Ad Vitam, où l’image égale l’écriture, cela change, mais nous ne mettons pas non plus les réalisateurs en avant. C’est bien dommage. Il y aurait un état des lieux à faire sur ce monde qui est en train de se créer. J’ai eu l’occasion de discuter, pendant Series Mania, grâce à France Inter, avec Fabrice Gobert (Les Revenants, Mythos), j’ai rencontré des réalisateurs anglais, et entre les différents pays, le statut de réalisateur n’a rien à voir. Dès que l’on change de pays, c’est différent.

En Grande-Bretagne, l’épisode du réalisateur lui appartient autant qu’au scénariste, il choisit la musique et il est présent jusqu’au bout. Aux États-Unis, le réalisateur vient faire sa prestation et part. On pourrait avoir l’impression qu’il est interchangeable, mais non. On ne fera pas appel à Vincenzo Natali pour une série à la Apatow, il est doué pour des ambiances et des récits d’horreur. Quand on creuse, on voit que chaque réalisateur a ses spécificités qui s’insèrent parfaitement dans l’usine bien huilée et rôdée de la série US, tout en apportant sa touche personnelle.

 

M. : En France, pensez-vous que ce type de collaborations est possible avec des réalisateurs venant du cinéma ?

C. B. : Un réalisateur comme Jean-Jacques Annaud, quand il se lance dans la série [NDLR : La Vérité sur l’affaire Harry Quebert], reste le patron à bord et fait tout. Pareil pour Thomas Cailley sur Ad Vitam. Les gens du cinéma français sont les patrons. Aux États-Unis, le pouvoir est entre les mains des producteurs, qui tiennent les cordons de la bourse. La capacité de production de l’industrie américaine n’est possible que si les égos sont oubliés. C’est l’unique solution pour arriver à faire des saisons rapidement. Il n’y a que sur Le bureau des légendes qu’on y arrive. Éric Rochant est parti se former aux États-Unis avec les frères Kessler (Damages). Il a vraiment monté tout un système avec bible, atelier d’écriture, une vraie industrialisation.

Le cinéma et la série n’ont pas les mêmes codes et tant que les réalisateurs de cinéma ne les auront pas intégrés, cela ne pourra pas fonctionner. L’exemple parfait est Nicolas Winding Refn présentant les épisodes 4 et 5 de sa série Too Old to Die Young, à Cannes. C’est une aberration de montrer des bouts d’un récit global. Faire une bonne série n’est pas magique, il faut écouter ceux qui en fabriquent depuis trente ans.

 

M. : Pensez-vous que l’Europe a de l’avenir dans la série ?

C. B. : Oui, il y a de plus en plus de coproductions, à l’instar du Nom de la Rose, entre la France, l’Italie et l’Allemagne, produite notamment par OCS. On partage les idées, les talents et on retient le meilleur de chacun. Les Anglais font des séries beaucoup plus courtes, mais ont une vraie régularité. Il est nécessaire que les têtes pensantes se rencontrent et que l’on arrive à former les showrunners de demain pour un marché international et non local, sinon l’Europe va continuer à rester seule dans son coin.

 

M. : Est-ce que la multiplication des plates-formes – Netflix, Amazon… – offrant la possibilité de regarder d’un bloc une série, a changé la manière d’écrire, de réaliser ?

C. B. : Cela a tout changé. Cela a rajouté de la liberté : une saison peut ne pas être uniforme, en termes de longueur. Il n’y a plus de case à remplir, de grille de programme. Netflix a donné cette flexibilité temporelle aux auteurs et aux réalisateurs. D’un autre côté, l’idée que les gens regardent en un jour ce que l’on a mis un an à faire, est extrêmement déprimante. La multiplication des plates-formes rime aussi avec la démultiplication des projets et donc de séries qui n’ont aucun intérêt… pour rester polie. Je préfère la méthode HBO où l’on choisit avec soin ses projets, que celle de Netflix où tout et n’importe quoi est signé, pour faire du volume. Si cela marche, on les met en avant, sinon, on les met discrètement sous le tapis. Malgré tout, on ne peut que constater que cela permet l’émergence de nouvelles signatures et les meilleures resteront.

 

M. : Amazon, à l’origine, avait un système original, demandant à ses abonnés de voter pour leur pilote préféré…

C. B. : Oui, ils ont arrêté, en s’apercevant que cela n’impliquait pas forcément que les abonnés la suivent ensuite ! Amazon reste d’ailleurs très prudent en termes de production, d’autant que tout le monde se met à la série entre Apple, Disney +, Facebook, YouTube… C’est une aubaine pour les créatifs. Le risque est que l’on se retrouve avec du bon et beaucoup de moins bon…

 

M. : Que pensez-vous des productions courtes qui s’adressent à des niches très précises ?

C. B. : C’est à double tranchant. Aujourd’hui, on ne peut que produire pour l’international et en ciblant une niche, on se ferme à un public. Pourtant, tout le monde regarde des séries, c’est un réservoir potentiel de spectateurs énorme. Je fais une série sur les réalisateurs de séries, il n’y a pas plus niche que cela, mais il est vrai qu’il y a une pointe de frustration, car on aimerait pouvoir raconter ces histoires à un public plus large. Aucun auteur n’a envie de parler à dix personnes. Et paradoxalement, on découvre des petites perles entre Rectify sur Sundance TV, The Leftovers sur HBO… Elles ont plus d’importance sur le public qu’un blockbuster. Quand on réalise une série de niche, il faut accepter que l’impact ne dépasse pas la cible naturelle. Et parfois, il y a des surprises comme Dark, La Casa de Papel… Elles s’appuient sur des thèmes universels, comme avant elles, Borgen, pourtant une série danoise, qui a fait le tour du monde.

 

M. : Vous dites que votre série est un programme de niche, mais la saison 1 a connu une très belle vie à l’international…

C. B. : C’est vrai, elle a été vendue par AB au Japon, en Inde, en Europe… Comme nous avons essayé de parler de comédie, d’action, d’horreur, de polar, etc., cela a permis à certains pays d’acheter à la carte les épisodes. Elle s’exporte très bien. On espère que la saison 2 suivra la même voie. Je suis sur l’écriture de deux nouveaux projets, l’un sur la télévision, et l’autre sur mon premier amour, la musique…

 

Article paru pour la première fois dans Mediakwest #32, p.36/37. Abonnez-vous à Mediakwest (5 numéros/an + 1 Hors-Série « Guide du tournage ») pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.