Un second écran pour le documentaire

Le second écran pour le documentaire permet aux chaînes d'aller plus loin dans leurs expérimentations transmedia et d'envisager des dispositifs industriels. 
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Étroitement lié à l’usage du numérique, le mode second écran, qui fait aujourd’hui partie de l’offre transmedia des diffuseurs, permet de « dialoguer » avec le premier écran (de manière synchronisée ou non) au moyen d’une tablette ou d’un mobile, et d’élargir ainsi son propos linéaire. Toutes les émissions faisant appel au direct (sport, téléréalité, divertissement) sont concernées par ce type de programme qui permet d’être présent à la fois sur l’antenne, le web et les réseaux sociaux. Moins fréquent, l’accompagnement second écran pour une fiction ou un documentaire (magazine et unitaire) relève d’une programmation sur-mesure. Des expérimentations mémorables ont eu lieu, menées essentiellement par Arte et France Télévisions. Lesquels profitent habilement de la pratique désormais bien ancrée du lifetweet et du community managment pour poursuivre leurs expérimentations transmédia.

 

Les magazines documentaires en quête de leur second écran

Arte et France Télévisions ont vite cherché à donner à leurs magazines documentaires une valeur ajoutée en les prolongeant numériquement. Chez France Télévisions, deux dispositifs d’engagement de l’audience faisant appel à du second écran sont ainsi déployés. « Nos documentaires de société ou politiques sur France 2, France 3 ou France 5 s’accompagnent souvent d’un dispositif de type « réseaux sociaux », explique Antonio Grigolini, directeur programmes et social TV chez France Télévisions Éditions numériques. On invite un auteur, un réalisateur ou un expert de la thématique du documentaire afin de répondre en direct aux questions du public. » Si ce second écran ne nécessite pas une technologie particulière de synchronisation (il est déployé à partir de Twitter), il peut faire l’objet de développements éditoriaux en incluant des anecdotes de tournage ou des informations complémentaires. En revanche, lorsque le film possède un fort impact social, le second écran peut prendre la forme plus ambitieuse d’une plateforme de témoignages. Les documentaires sur le viol, les violences conjugales, le racisme ordinaire, l’homophobie ou le harcèlement scolaire ont ainsi recouru, avec succès, à de tels espaces de parole sur le web : « La plateforme second écran sur Viol, les voix du silence a été développée par les Nouvelles Écritures. Nous l’avons déclinée sur d’autres thématiques après en avoir testé l’efficacité et nous être assurés de pouvoir garantir l’anonymat des personnes. Ces plateformes fonctionnent à plein régime lors de la diffusion mais continuent de vivre après.»

 

La chaîne met également à profit sa mission de service public en expérimentant des formats spécifiques y compris dans une émission d’aventure-documentaire comme J’irai dormir chez vous (diffusée début avril 2015). « Nous avons poussé l’interactivité en demandant aux internautes de guider Antoine de Maximy dans une ville inconnue. Trois canaux d’interaction sont disponibles : le site web de l’émission, les réseaux sociaux (Twitter) et SMS. Les interactions ont été nombreuses et de « vrais » aller-retour ont eu lieu entre l’antenne et ce que proposaient les internautes. » L’émission en direct, qui repose sur une proposition éditoriale inédite, a été mise en place avec des outils internes. « Notre approche est complémentaire à celle des Nouvelles Écritures, tient à rappeler Antonio Grigolini. Nous ne nous lançons dans un développement que si nous sommes sûrs de pouvoir le dupliquer. »

 

Sur Arte, les magazines documentaires essaient également de capter l’audience en direct et d’atteindre ce public des réseaux sociaux.Le magazine Tracks sur les cultures alternatives et tendances émergentes propose ainsi, depuis l’automne 2014, un nouveau site et une application native iWeb et Android synchronisée avec l’émission. De même, FutureMag, Déchiffrage et 28 Minutes comportent des fonctionnalités de direct enrichi (quiz, sondages…). Lors de leur diffusion, le second écran, formalisé à l’antenne par une inscription ou une annonce dans le programme, est activé sur le mobile ou la tablette en manuel (le site du programme est mis à jour en même temps que sa diffusion) ou en automatique. Dans ce dernier cas, différentes technologies de synchronisation sont utilisées comme SynchroScreen (qui repose sur l’audio) développée par TDF pour Tracks.Comme chez France Télévisions, les réseaux sociaux sont fortement sollicités, surtout lors de la diffusion de l’émission, afin d’inciter les internautes à voir le site ou télécharger l’application dédiée sur la tablette ou le mobile, laquelle permet de synchroniser précisément les contenus. Cette synchronisation à l’image près entre l’émission et le second écran ne semble pas toutefois primer dans l’offre bimédia du diffuseur qui recherche avant tout à consolider le lien entre télévision et web : « L’environnement bimédia permet à nos émissions de vivre avant, pendant et après la diffusion, rappelle Gilles Freissinier, directeur du Pôle web d’Arte. Les internautes peuvent ainsi consulter en ligne, en même temps que le replay de l’émission, des archives (une centaine de vidéos cultes pour Tracks), des actualités, déposer des vidéos, etc.» Si cette offre éditoriale adaptée à l’usage du numérique s’appuie en partie sur les outils du web, elle se construit encore dans une logique de sur-mesure. L’offre en second écran (incluant ou non une synchronisation) s’étoffant toutefois, le diffuseur cherche aujourd’hui à rassembler ces différents outils au sein de la plateforme d’Arte : « L’application mère d’Arte devrait être opérationnelle pour la fin de l’année, précise Gilles Freissinier. Le choix technologique de la synchronisation avec le premier écran n’est pas encore arrêté. »

 

Le doc « augmenté » reste une création sur-mesure

Si le nombre de projets bimédia initiés par les chaînes est en augmentation constante, les seconds écrans pour documentaires faisant appel à une synchronisation manuelle ou automatique restent événementiels (environ trois par an pour Arte et France Télévisions Nouvelles Écritures). Pour Alexandre Brachet (Upian), ce type d’accompagnement ne peut guère se systématiser : les programmes qu’ils complètent étant eux-mêmes de l’ordre de l’exception. Coproducteur du premier second écran d’Arte Le Futur par Starck (production Elephant), Upian a défriché le terrain comme il l’avait fait pour le web documentaire avec Gaza Sderot, la vie malgré tout. Au contenu dense, ce second écran, dont la synchronisation est matérialisée à la télé par un compteur, apporte des compléments d’information (interviews de chercheurs…) et propose, grâce à un outil d’extraction de citations, une sélection de phrases choc.

Avec la coproduction 24 heures Jérusalem diffusée en prime time par Arte en 2014, l’équipe, toujours en tandem avec le producteur Serge Gordey (Alegria Productions), pousse encore plus loin le potentiel temps réel du second écran. Riche de plusieurs milliers de petites vidéos uploadées via Vine, ce second écran (une web app) équivaut en effet à une régie temps réel. La synchronisation, qui a donné lieu à des développements techniques, a eu des répercussions sur la méthodologie de production : « Le second écran perturbe le processus de fabrication du film, remarque Alexandre Brachet. L’équipe web doit en effet connaître l’avancée de la production afin d’adapter les contenus. »

Produite par Point du Jour pour Arte, la série (2 fois 90 minutes) 24 heures vues d’en haut (diffusion à la rentrée 2015), qui propose une analyse sociale, géographique et économique des territoires français et allemand, fait partie elle aussi des seconds écrans à valeur patrimoniale. Parce qu’elle s’adresse à un public peu familier avec la pratique, The PixelHunt a développé, à la demande du diffuseur, un site internet et non une application à télécharger. C’est également ce choix qui a prévalu pour la série grand public La vie rêvée de Gaspard (production 2P2L et The PixelHunt) diffusée fin 2014 sur France 5. Chargé du contenu éditorial du second écran, Florent Maurin (The PixelHunt) a fait en sorte que les interventions sur le second écran aient lieu toutes les 5 à 8 minutes. « Celles-ci prennent la forme non invasive de quizs. Chaque spectateur connaît à la fin son score. » Comme celui de la Vie rêvée de Gaspard, le second écran a fait le choix d’une synchronisation sans inscription sur le premier écran : les fichiers développés au format JSON (JavaScript Object Notation) comportant les time codes de l’émission autorisant l’affichage des questions.« Cette solution permet de se connecter à n’importe quel moment et de recevoir en temps réel les questions. » Pour parer aux éventuelles perturbations dans la synchronisation lorsque l’écran de veille de la tablette ou du téléphone est activé, The PixelHunt recourt à la technologie web NodeJS pour l’exécution du code JavaScript côté serveur. « Une application dédiée ne poserait pas ce problème, note Florent Maurin. La technologie du Watermarking, qui utilise le micro de la tablette ou du mobile pour se caler sur la bande son du film, autorise aussi la rediffusion du second écran sur les sites de catch up des diffuseurs. Mais le téléchargement à l’avance de l’application -surtout dans le cadre d’une diffusion one shot – n’est pas évident pour tous les publics. »

Pas de surprise si la solution Internet revient donc souvent dans le cahier des charges des diffuseurs. En attendant que ceux-ci possèdent leur propre plateforme logicielle, laquelle facilitera « l’industrialisation » du second écran. Pour l’heure, rappelle Boris Razon, « le second écran s’avère plus intéressant pour une série documentaire que pour un unitaire car il permet de rentabiliser le développement dont le coût peut se monter àplusieurs dizaines de milliers d’euros. Lorsqu’il y a plusieurs diffusions, une communauté a en effet le temps de se créer et les usages de s’établir. Cela dit, il nous arrive de faire des expérimentations aussi pour des unitaires. » Ainsi Le Massacre de Tulle (Home Made Productions), un film « augmenté » (deuxième meilleure audience de la saison 2014) dont le second écran inclut un dispositif efficace de géolocalisation, lequel pourrait s’avérer reproductible.