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Alice Diop, « Je suis devenue cinéaste pour créer du patrimoine »

A l’occasion d’une rencontre à la société civile des auteurs multimédia (Scam), la réalisatrice Alice Diop et sa productrice Sophie Salbot sont intervenues pour raconter les origines du film «Nous», documentaire faisant la peinture des quotidiens des banlieues parisiennes.
Fabrice Puchault (Arte), Alice Diop et Rémi Lainé, président de la Scam © Photo Scam

Quais de RER bondés, logements sociaux, tours de bureaux, cathédrales, forêts… Pour son documentaire Nous (2021), Alice Diop a parcouru l’Ile de France dans sa diversité, en suivant la ligne du RER B. Quels sont les origines de ce projet ?

La réalisatrice césarisée pour le film Saint-Omer (2022) revient sur son amour pour l’art documentaire et les origines de Nous en compagnie de sa productrice Sophie Salbot (Société de production Athénaïs).

 

 

Nous, une origine personnelle

Pour faire naitre ce documentaire de deux heures, il a fallu à Alice Diop une rencontre autour d’un livre. « J’ai croisé Sophie Salbot chez ma monteuse. Nous avons parlé d’un roman autobiographique : Les Passagers du Roissy-Express de François Maspero », se souvient la réalisatrice.

Le film “Nous” est sorti en 2021 © Athenaïse

Dans cet ouvrage, l’auteur raconte ses années de vie dans la cité des 3000 à Aulnay-sous-Bois, lieu où Alice Diop a vécu son enfance. « Je l’ai lu la première fois lorsque j’avais environ vingt-ans. Je me suis dit « c’est fou ! ». Je reconnaissais les noms de mes amis, des amis de mon frère, et dans le portrait d’une petite fille, j’ai cru me reconnaitre. »

Un sentiment compliqué pour la réalisatrice qui a premièrement repoussé cette proximité avec cette histoire. Ce n’est que vingt ans plus tard, en discutant avec sa future productrice qu’elle a accepté de s’y replonger. « Nous en avons simplement parlé et c’est là que tout a commencé », résume Sophie Salbot.

 

 

Un long travail de préparation

Même si l’envie de se replonger dans les paysages de son enfance était bien présente, l’idée complète du film n’était pas encore née. Elle s’est construite au fil d’un long repérage.

« J’ai commencé par retourner aux 3 000. Ça a été d’une grande violence. J’ai pris plus d’une heure rien que pour oser toquer à la porte de mon ancien appartement », raconte Alice Diop.

Une fois le baptême du feu passé, la réalisatrice arpente différents quartiers, jusqu’à la capitale. Elle est accompagnée d’un dessinateur de presse mais voyage sans caméra. « Je ne voulais pas enfermer les paysages dans des rapports directs avec le film. Je devais éprouver les lieux d’abord. » Et aussi, faire les bonnes rencontres…

« C’est la rencontre avec une personne qui détermine comment je vais filmer l’endroit. C’est lui qui me donne un angle. Tout cela est possible si on parvient à établir une relation de confiance avec l’autre, ce qui peut prendre plusieurs années », fait remarquer Alice.

 

 

Parler pour ceux qui ne le peuvent plus

« En arrivant aux 3 000, je me suis rendu compte qu’il ne restait plus rien de mon histoire intime en ces lieux », exprime la réalisatrice. Il lui tenait donc à cœur mettre en lumière les vies ayant croisées ces endroits, qu’il s’agisse de la sienne, de celle de son père ou de sa mère tous deux disparus, ou de n’importe quel autre inconnu.

« Je suis devenue cinéaste pour créer du patrimoine, pour raconter des choses qui auraient disparue si on ne les avait pas filmées. Je veux réparer le manque de représentation, ce sentiment que nous ne sommes pas légitimes et que nous n’avons pas le droit au récit », résume-t-elle.

Dans son documentaire, elle insère alors des images d’archives des membres de sa famille qui se retrouvent, par un curieux montage, aux côtés de prêtres lisant le testament de Louis XVI à la basilique Saint-Denis. « Pour moi toutes ces histoires ont la même valeur. »

 

 

Mettre en scène le Nous

Comme le raconte Sophie Salbot, le documentaire a connu des versions et des titres tout aussi différents avant d’aboutir à Nous. « Le Nous, c’est une question, une utopie, une provocation aussi. Mon film n’est pas une publicité pour le vivre ensemble », met en garde Alice Diop qui rappelle que la mise en avant de ces personnalités et de ces lieux n’a pas pour vocation de dresser un panorama d’une diversité harmonieuse.

« Mon regard est doux mais le montage pose question. On passe sans transition d’endroits très populaires à un plan sur des royalistes pleurant la mort de Louis XVI. On ne peut pas dire que ces gens se ressemblent. »

 Mais alors qu’est-ce que veut dire ce « nous » s’il ne fédère pas une communauté ? Pour répondre, la réalisatrice emprunte les mots d’Aimé Césaire. « Je suis pour un universel, mais un universel qui accueille tous les particuliers. Cette phrase pourrait être la note d’intention du film. »

 Montrer les différences en sortant des lieux issus de son histoire personnelle, était aussi un moyen pour la réalisatrice de s’émanciper des caractéristiques qu’on lui a souvent assigné. « Quand je disais « nous », les gens résumaient ce « nous » aux quartiers de la Seine Saint-Denis. J’ai voulu mettre à bas ce cliché. »

 

 

S’exprimer en tant que réalisatrice

Alice Diop est membre de la Scam depuis plusieurs années © Photo Scam

A l’inverse de ses autres documentaires, Alice Diop est fortement présente dans Nous, que ce soit par sa voix off racontant des souvenirs d’enfance, ou par une apparition de quelques minutes. « La présence d’Alice s’est construite sur le tard. Elle pouvait arriver en salle de montage avec une idée en tête et on l’ajoutait via la voix off », explique Sophie Salbot.

Et pour sa présence à l’écran : « je n’étais pas très à l’aise avec cette idée, mais finalement le fait que j’apparaisse est intéressant pour le spectateur. A cet instant, il réalise que je suis une femme, que je suis noire et que c’est moi qui ai  filmé tout ça. Ma présence amène une tension », analyse la réalisatrice.

Une présence et un regard qu’elle compte bien continuer d’affirmer, comme elle le déclarait en recevant le César du meilleur premier film en février dernier : « Je suis très fière d’appartenir à une nouvelle génération de cinéastes françaises. On ne sera ni de passage, ni un effet de mode !»