Une évolution silencieuse
La cohérence colorimétrique dans une chaine de production est une nécessité plus ou moins critique selon le type de projet ; sur certains projets d’animation ou d’effets spéciaux, elle peut même être au cœur de sérieux problèmes. Si l’on considère l’environnement d’il y a encore 5 ans, les sources d’images se sont fortement diversifiées : le tournage film vit ses dernières années et, tel un chant du signe, avec une dernière génération d’émulsions de qualité exceptionnelle, les nouvelles caméras de cinéma numérique qui génèrent de nouveaux formats de fichiers aux caractéristiques mystérieuses, les appareils photos qui deviennent des caméras, les nouvelles méthodes de rendu en infographie… De plus les productions mélangent les différents formats dans le temps et dans la même image pour les effets spéciaux, rendant la variété des sources tous les jours plus difficile à gérer.
Les nouvelles méthodes de production
Au début des années 2000, l’essentiel des productions de fiction et publicités professionnelles étaient tournées en film, 16 ou 35 mm, et ensuite converties en signal vidéo au moyen d’un télécinéma, rendant simple la gestion des tâches en aval.
Les productions films étaient entièrement traitées en étalonnage traditionnel, utilisant les possibilités limitées du traitement photographique : filtrage, travail sur les bains et les émulsions de pellicules utilisées dans le process. Les éléments comportant des effets spéciaux étaient traités à part et réintégrés. Avec l’apparition des chaînes DI (Digital Intermediate, intermédiaire numérique) les films ont été traités intégralement en numérique afin de bénéficier de la souplesse et de la finesse de traitement des outils, en particulier logiciels. Aujourd’hui le concept d’intermédiaire numérique où l’on crée une représentation numérique du négatif, le scan Cineon du nom du logiciel Kodak qui mit en place ce format, aurait de moins en moins de valeur dans un monde où la captation et la diffusion utilisent de moins en moins le médium pellicule.
Pour les effets spéciaux, plusieurs approches sont possibles : la méthode vidéo consiste à convertir les scans film en signal vidéo pour le traitement, en essayant de préserver au mieux l’information, et de la retransformer à la fin en image film. Une autre solution consiste à travailler directement sur le scan Cineon, comme dans une chaîne d’étalonnage DI, en émulant la sortie film au moyen d’une LUT (Look Up Table, table de transformation colorimétrique) appliquée uniquement à l’affichage, celle-ci étant plus ou moins fidèle à la sortie du laboratoire selon la méthode utilisée pour la générer.
Ces méthodes ayant chacune leurs limitations, à la fois dans la préservation de la qualité et dans la complexité d’intégration, de nouveaux workflows se mettent en place pour les dépasser. Pour les effets spéciaux et l’animation, afin d’éliminer les problèmes de clipping et de précision, les machines travaillent de plus en plus en nombres à virgules flottantes (float) sur 16 ou 32 bits, avec le format EXR qui se généralise dans les chaînes de fabrication. Afin de simplifier les calculs il est aussi possible de travailler sans la correction de gamma traditionnelle en vidéo, en signal linéaire. La cohabitation entre ces nouveaux types de formats et les formats vidéo traditionnels, eux aussi appelés linéaires malgré leur correction de gamma, génère des problèmes de communication qui peuvent facilement résulter en délais de livraison et compromis sur la qualité.
La dématérialisation et le transfert d’images en fichiers génèrent aussi leur lot d’incohérences, avec des interprétations aléatoires des standards par les éditeurs de logiciels et de codecs, rendant la communication entre eux hasardeuse. La multitude des formats et l’absence de vrais standards amènent à choisir des solutions inadaptées pour les transferts de données, tels les fichiers Quicktime.
Les nouvelles caméras
Au début des années 2000, l’apparition de la HD fit penser que les nouvelles caméras vidéo avaient suffisamment de résolution pour produire du contenu pour le grand écran, mais les caméras, conçues essentiellement pour le reportage et les nouvelles, posaient des problèmes : reproduction des couleurs, conception optique, compression du signal. Ainsi la première génération de caméras a laissé la place à des caméras spécialement conçues pour la production, plus faciles à équiper pour le tournage et équipées de grands capteurs, comme la Panavision Genesis ou la Sony F35.
Un saut quantique s’est opéré quand un riche passionné de caméras, habitué aux process d’industrialisation massifs, décida de créer sa propre caméra numérique : Jim Jannard, propriétaire des lunettes Oakley, lança la caméra Red One avec un marketing extrêmement efficace et fit changer quasiment instantanément le rapport à la captation numérique en fiction et à son économie. Rapidement ensuite sont sortis des appareils photos capables d’enregistrer en HD qui, malgré des problèmes de qualité, ont eux aussi fait changer les méthodes et leur économie.
Ces nouvelles caméras présentent des avantages techniques indéniables, tels leur coût et leur sensibilité en basses lumières, mais elles ont chacune une réponse à la lumière qui leur est propre, comme autant d’émulsions film. De plus les possibilités de réglages, et donc d’erreurs, sont quasiment infinies et souvent mal maîtrisées par les opérateurs en tournage et en post-production. Aussi les intégrer dans un flux de production peut être périlleux si les chaînes de contrôle qualité n’ont pas été mises en place : plus de laboratoire ou d’opérateur télécinéma pour vérifier le négatif !
Aujourd’hui le nombre de caméras et de formats différents sur le marché donne le tournis : il sort entre 3 et 4 nouvelles caméras à chaque salon avec chacune plusieurs façons d’enregistrer le signal ; le dernier IBC par exemple voyait entre autres la sortie de nouveaux modèles chez Canon, Sony, Vision Research et le gros événement était la caméra Cinema de Blackmagic, qui enregistre en Cinema DNG, DNxHD et ProRes !
Les nouveaux affichages
Jusqu’au milieu des années 2000, les technologies d’affichage étaient relativement cohérentes : le CRT était utilisé aussi bien dans le monde professionnel qu’à la maison, la projection se faisait en film et la projection numérique utilisée en post-production ou pour les premières salles équipées était basée principalement sur des projecteurs répondant aux recommandations du DCI, Digital Cinema Initiative, avec un espace colorimétrique défini à respecter par les créateurs de contenus et les diffuseurs.
La disparition progressive de la technologie CRT au profit du LCD d’abord, mais aussi du LED et de l’OLED sur les téléphones et tablettes et maintenant sur les écrans professionnels avant l’arrivée dans le grand public, pose des problèmes importants pour les fabricants de contenus qui n’ont plus le recours facile au moniteur de référence CRT qui faisait foi, il faut trouver des compromis avec les nouveaux matériels qui enfin arrivent à atteindre voire dépasser certaines caractéristiques techniques des CRT, mais qui posent toujours des problèmes de cohérence et de rendu, sans parler des problèmes de changements de couleurs en vision latérale. Les écrans plasma peuvent être intéressants au niveau colorimétrie mais leurs limitations technologiques actuelles les empêchent d’être utilisés en écran de référence.
L’arrivée des projecteurs HD grand public changea la donne pour l’étalonnage de longs métrages, malgré une variabilité au niveau qualité énorme et des compromis techniques conséquents qui peuvent empêcher la reproduction fidèle de certaines couleurs : leur calibration et les retours sur film pour les projets traités en dehors des laboratoires peuvent poser de réels problèmes.
Aujourd’hui les technologies de projection et d’affichage sont nombreuses et chacune a ses propres caractéristiques, qui se traduisent par un rendu couleur différent qu’il faut plus ou moins compenser pour revenir à des standards qui restent essentiellement écrits pour le CRT.
La gestion de la couleur
Dans les années 90, des membres influents de l’industrie informatique (Apple, Sun, Microsoft, SGI, Adobe…) et photographie/imprimerie (Kodak, Agfa…) se sont regroupés pour fonder l’International Color Consortium (ICC) dont le but est de mettre en place une gestion des espaces colorimétriques cohérente et compatible d’un système à l’autre afin de pouvoir intégrer facilement les périphériques des différents fabricants dans une chaîne de production.
Pour des raisons n’ayant souvent pas trait à la technique, le groupe de travail d’ICC en charge de l’industrie du cinéma n’a pu avancer que lentement sur ce domaine et les solutions se sont donc développées de manière chaotique, avec des outils propriétaires et des formats de fichiers non compatibles (LUTs), des approches différentes, générant son lot de problèmes de communication entre les prestataires devant échanger les images. Ces problèmes étant au départ spécifiques au cinéma, les laboratoires ont été les premiers à développer de la connaissance sur la gestion colorimétrique, basant une partie de leur valeur ajoutée sur cette maîtrise. Ces problèmes étant maintenant généralisés à l’ensemble de l’industrie audiovisuelle, l’ensemble des acteurs y est confronté.
La possibilité de regarder son image sur le tournage et de la modifier avec des outils de correction colorimétrique a réellement changé la relation à l’image des intervenants : un chef-opérateur pouvait techniquement développer et modifier son «négatif numérique» avant de l’envoyer au laboratoire, ce qui était évidemment impossible précédemment. Des solutions de traitement de rushes se mettent en place, mais là encore la qualité de la communication entre les différents intervenants va avoir une influence majeure sur la couleur du projet. Au-delà de faire correspondre les affichages, transmettre les intentions artistiques est aussi une composante majeure de la chaîne.
Une proposition pour le futur : ACES
Le workflow ACES (Academy Color Encoding System) proposé par l’Academy of Motion Picture Arts&Science essaie de présenter un ensemble d’outils pour répondre aux défis de la gestion colorimétrique sur les étapes de production d’un film de fiction : tournage, montage offline, traitement des rushes, conformation, effets spéciaux, étalonnage, livrables, archivage. Il a pour principal intérêt de définir un espace colorimétrique de travail au gamut et à la dynamique large qui n’est pas dépendant des formats de sortie. En effet, de par le concept même du DI, les couleurs des images calculées pour un film aujourd’hui sont dépendantes du laboratoire de sortie, ce qui peut poser des problèmes pour l’archivage et la distribution internationale.
La mise en place d’un workflow ACES permettra aussi de faciliter les échanges entre les prestataires grâce à un format de fichier standardisé et les équilibrages colorimétriques entre les différentes sources ; comme l’espace colorimétrique est défini, les signaux des caméras subissent à l’entrée une transformation, l’IDT (Input Device Transform), qui ramène les couleurs de la caméra aux couleurs réelles de la prise de vue, comme pour une caméra théorique parfaite. Si ces transformations ne transformeront pas une caméra de téléphone en caméra de production, les couleurs non enregistrées n’étant pas recréées par magie, elles permettront d’avoir un point de départ acceptable et techniquement juste pour éviter les fastidieux alignements de sources. Des IDT pourront aussi être mises en place pour les workflows film.
À la sortie le signal est reconverti par la Reference Rendering Transform (RRT) et l’ODT (Output Device Transform) pour adapter au mieux le rendu aux périphériques d’affichage et aux livrables. La définition de la RRT évolue toujours et cette partie du workflow ACES est encore sujette à changements réguliers.
L’implémentation d’un workflow ACES n’est pas une chose facile aujourd’hui et la promesse d’une simplification des manipulations colorimétriques ne sera réalisée que si les opérateurs comprennent bien les nouveaux outils qui sont mis à leur disposition. Aujourd’hui elle peut se justifier sur certaines productions mais les coûts de mise en place sont conséquents (tests, formation). De plus les aspects non finalisés peuvent poser problème en production.
Les enjeux : la gestion jusqu’au spectateur
La nouvelle frontière de la gestion de la colorimétrie est bien sûr le spectateur : avec des fabricants qui rivalisent en communication marketing sur plus de couleurs, de saturation, de contraste, l’affichage final est de plus en plus éloigné des pseudo-standards en place. De manière intéressante, les communautés d’amateurs de home-cinema ont atteint un certain niveau d’expertise, l’exemple le plus frappant étant le développement par la communauté du site Home Cinema FR d’un logiciel de mesure et d’une sonde !
Le véritable défi cependant est d’offrir dans les réglages des téléviseurs et projecteurs des valeurs qui offrent l’image la plus juste et la plus proche de l’intention artistique de ses créateurs en fonction des performances du périphérique. En effet ceux-ci sont souvent aujourd’hui capables d’afficher bien plus de couleurs que celles définies dans les recommandations ITU Rec.709 qui sont utilisées pour la diffusion TV, la VOD et le BluRay. On peut imaginer que le rachat récent de l’outil de gestion colorimétrique Cinespace par THX, entreprise spécialisée dans la validation des systèmes de diffusion, va dans cette direction.
Pour que l’intention artistique puisse arriver au spectateur, il faut que l’ensemble de la chaîne de fabrication bénéficie d’une démarche qualité qui prenne en compte tous les éléments cités. Souvent malheureusement le manque de connaissances, de temps et de communication rend cette démarche difficile, générant frustration et contenus de qualité moindre, voire problèmes de production retardée en raison de la complexité sur certains projets.
L’auteur
Cédric Lejeune est le créateur de Workflowers, société de conseil et formation pour les prestataires en médias numériques et effets spéciaux. Spécialiste des chaînes de fabrication et du contrôle qualité, en particulier colorimétrique, il est instructeur à l’International Colorist Academy, au S3D Campus et enseigne à l’Université de Valenciennes. Plus d’informations sur www.workflowers.net