Tous deux nous proposent d’inestimables conseils, fruits de nombreuses années consacrées à triturer des images pour les salles de cinéma et les écrans. Très réputés auprès des productions françaises, ils ont également pour passion la transmission de leurs savoirs. Un grand merci à eux pour leur générosité. Les entretiens ont été menés séparément, mais ayant suivi le même schéma de questions, nous avons trouvé plus agréable et instructif de regrouper leurs réponses.
Quelles étapes suis-tu pour étalonner une scène ?
Rémi Berge : Un plan ne s’étalonne pas isolément. Le cheminement se fait sur une globalité en recherchant le ton à donner à la scène. Le travail est différent selon le type de programme. Dans le cas d’un documentaire, on commence souvent par les interviews. On s’occupe ensuite des archives en recherchant une continuité. Pour la fiction, on doit trouver un « mood » suivant les scènes. Certaines nécessitent plus de tension, d’autres sont plus lumineuses. Le timing entre également en jeu. Au début d’un étalonnage, on doit gérer le planning vis-à-vis de la production en fonction du temps alloué.
Jean-Michel Petit : Avant tout étalonnage, je regarde le film en entier. J’ai ensuite une discussion avec le réalisateur et/ou le chef opérateur pour connaître leurs attentes. Puis, lorsque j’étalonne une scène, je la regarde également, ça évite les mauvaises surprises.
Lorsque l’on aborde l’étalonnage d’un plan, y a-t-il des étapes particulières à respecter ?
R. B. : L’œil étant surtout sensible au contraste de l’image, la première étape est le travail de la luminosité et du contraste. La définition est perçue via l’information visuelle noir et blanc, la couleur est juste rapportée. La seconde étape c’est l’équilibre des couleurs et la saturation, mais la scène doit pouvoir se lire comme si elle était en noir et blanc.
J.M. P. : Je passe beaucoup de temps à gérer le contraste et la couleur. Beaucoup de jeunes étalonneurs ne donnent pas assez d’importance à cette étape en commençant trop rapidement à utiliser des masques ou des sélecteurs de couleurs. Souvent le résultat semble trafiqué et manque de naturel. J’essaie de trouver le look de l’image sur mes deux ou trois premiers nodes, c’est ce qu’on appelle l’étalonnage primaire.
En quoi consiste, en pratique, le réglage du contraste de l’image ?
R. B. : Il faut d’abord traiter l’équilibre en positionnant les noirs et les blancs. Ensuite on peut, si besoin, travailler sur la courbe en S : on augmente la séparation du noir et du blanc en conservant des détails dans les hautes et les basses lumières. On peut, au contraire, adoucir le contraste. Le travail d’étalonnage dépend également du workflow, il est légèrement différent si on dispose d’une Lut de contraste ou d’un preset.
J.M. P. : J’utilise aussi bien les roues que les courbes, voire des Luts ou des outils de gestion colorimétrique pour mettre en place le contraste. Je regarde ensuite l’oscilloscope pour être sûr de ne pas perdre des informations et abîmer l’image, mais j’ai une tendance à faire confiance à l’écran de référence. On peut parfois surexposer volontairement certaines zones ou compresser les basses lumières, mais généralement on essaye de ne pas perdre d’informations dans l’image.
Cela signifie que tu vas dans une première phase neutraliser le signal pour obtenir une image « propre » ?
R. B. : Je ne dirais pas « propre ». Je dirais : « dans l’esprit que je veux donner à la scène ». Je gère le contraste du plan que j’ai choisi de traiter en premier dans la scène puis la balance colorimétrique. Je ne vais pas commencer à faire le contraste sur tous les plans. Après l’avoir traitée, la première image va m’amener aux autres.
Y a-t-il des règles ou des astuces pour la balance des couleurs ?
R. B. : On commence souvent par neutraliser les couleurs dans les blancs et les noirs. Dans 80 % des cas, cela va rééquilibrer l’image. Même si c’est rarement ce que l’on fait exactement dans la réalité : cela reste un bon conseil à suivre quand on débute, ne serait-ce que pour l’éducation de l’œil. Les étalonneurs adaptent ensuite leur pratique avec l’expérience.
J.M. P. : Avant de démarrer un film, le réalisateur et le chef opérateur ont défini la direction de la lumière, la couleur et la patine de l’image. Nous sommes là pour révéler ce qui a été fait, l’accentuer ou parfois l’atténuer. Il n’y a pas de recette miracle. Chaque étalonnage est différent. Il y a des projets aux looks très assumés où tu sais que les noirs vont avoir une certaine couleur, c’est le cas des looks orange teal en vogue dans les clips et les films d’action. Je fais donc une balance des blancs, mais déjà orientée. Je règle la balance des hautes et des basses lumières avant les tons moyens. Un conseil : lorsqu’on met beaucoup de chaleur dans les hautes lumières et les tons moyens, l’image peut devenir très rapidement toute jaune. Dans les basses lumières, on peut alors aller vers la couleur opposée, ici du bleu, pour éviter l’impression d’avoir posé un fort filtre de couleur sur l’image.
Tu ne neutralises donc pas l’image dans les noirs et les blancs dans une première phase ?
J.M. P. : J’ai commencé l’étalonnage en lisant des livres dans lesquels on conseillait d’utiliser l’oscilloscope parade pour neutraliser les images en équilibrant les courbes rouges, vertes et bleues, avant de donner son look à l’image. Dans la réalité, le problème c’est qu’en consacrant trois ou quatre jours pour neutraliser l’image, il est impossible de finir le film dans les temps impartis. Je le faisais quand j’ai débuté, mais je ne fais plus de balance des blancs de l’image et je ne neutralise pas les noirs. Même si en fiction on fait pendant les deux ou trois premiers jours une passe « contrastes-couleurs » sans trop en rajouter, je vais déjà vers là où le look veut aller.
Tu travailles souvent avec DaVinci Resolve. Sur les deux étapes dédiées au contraste et à la balance des couleurs, y a-t-il des outils que tu utilises principalement ?
R. B. : Les principaux outils des primaires sont les masters noirs et blancs et les trackball (boules colorimétriques dédiées aux couleurs). Ce sont également les outils proéminents sur ma surface de contrôle.
J.M. P. : Je suis plutôt de la vieille école. Lorsque j’ai commencé à étalonner, j’avais tout de suite une console. La jeune génération a tendance à faire ses contrastes avec les courbes, moi je commence le contraste avec les roues masters. J’utilise les courbes lorsque j’ai besoin de plus de précision, mais il faut faire attention parce qu’elles peuvent très vite dégrader l’image.
Quel conseil donnerais-tu pour placer correctement les noirs et les blancs d’une image ?
R. B. : Une bonne image vidéo ce n’est pas un noir à zéro et un blanc au maximum. Le contraste se règle avant tout sur l’écran. C’est l’œil qui te dit ce que tu veux voir, donc la luminosité correcte. L’oscillo est là pour donner une indication. Je colle rarement le noir au seuil, sinon sur de nombreux écrans cela « charbonne ». Quand on souhaite récupérer du contraste en conservant du détail dans les noirs, on compresse les basses lumières : on n’est pas obligé de les écraser complètement.
J.M. P. : Je commence souvent par les basses lumières, avant de monter les hautes lumières, et en dernier les tons moyens. Je gère mon contraste selon ce que mes clients veulent voir dans l’image. S’ils souhaitent que ce soit lumineux, je vais essayer d’aller le plus loin possible sans perdre d’informations. Je cite souvent l’exemple d’une personne en interview légèrement sous-exposée avec une chemise blanche. En exposant correctement le visage, la chemise devient rapidement complètement surexposée. Je fais très attention à ne pas perdre d’informations dans le décor via des allers-retours entre l’image traitée et l’image d’origine. Je travaille ensuite plus précisément des zones de l’image, comme la peau. Le contraste joue sur la couleur. Si je vais vers une image très lumineuse, la saturation et la couleur bougent. En commençant à travailler sur la couleur avant le contraste, on serait obligé d’y revenir.
As-tu une méthode pour sélectionner le premier plan par lequel tu vas débuter l’étalonnage d’une scène ?
R. B. : Tout dépend du type de projet. Dans le cas d’une fiction, j’ai souvent déjà vu la maquette du film avec un « jus » placé sur l’image. Grâce à la Lut de contraste qui a été fabriquée pour le tournage et appliquée sur les rushes au montage, je recherche alors le look de la scène en commençant par un plan large, un plan d’ensemble. Je commence rarement par les gros plans. Est-ce que je souhaite une scène assez lumineuse ou assez dense ? Comment est-ce que je règle la balance ? Plutôt froide, chaude ou plutôt neutre ?
J.M. P. : Je commence toujours par un plan large ou un plan moyen, jamais par un plan serré, parce qu’il est rare que le plan serré ne soit pas réussi. Je privilégie un plan moins bon pour être sûr de maîtriser la suite de la scène.
Quelles méthodes utilises-tu pour étalonner les plans voisins du plan de référence afin qu’ils s’intègrent à la scène ?
R. B. : De nombreux outils sont dédiés. Les plans peuvent être mémorisés avec leurs étalonnages pour les appliquer à d’autres, c’est le but des « stills » de la galerie de DaVinci. Autour du plan de référence, on trouve souvent des plans serrés sur lesquels on décline l’étalonnage avant de poursuivre naturellement le travail du reste de la séquence. À part pour les scènes d’action, une scène fonctionne souvent avec un plan d’ensemble, un plan de situation et des plans serrés en alternance champ-contrechamp.
J.M. P. : Une fois que j’ai étalonné le premier plan, je mémorise une image de référence (qui inclut l’étalonnage) que j’applique ensuite au plan que je souhaite étalonner. Je le modifie et si cela ne fonctionne pas, je repars du plan de base. Une fois que j’ai fait un plan large, un plan moyen et un plan serré, je les copie sur les plans équivalents, j’ajuste les réglages et j’équilibre l’ensemble.
Utilises-tu les outils de comparaison de plans (volets) ?
R. B. : Pour les plans qui se suivent, il suffit de passer de la dernière image du plan de référence, à la première image du plan suivant ; c’est là que se fait le raccord. Pour des plans plus éloignés on peut utiliser les mémoires. Mais je repars souvent de zéro, notamment parce que la perception des contrastes sur les plans serrés est différente de celle des plans larges.
J.M. P. : Oui, j’utilise le volet gauche-droite. Quand on fait l’étalonnage de plan en plan, on dérive toujours un peu. Chaque plan est alors un tout petit peu plus contrasté et coloré. Au bout du 300e plan, on n’est plus du tout raccord par rapport au style choisi. Quand j’ai commencé l’étalonnage tout seul, je n’arrivais pas à étalonner des films au-delà de trois minutes, parce que le look dérivait. Les outils de comparaisons sont importants pour cela.
Une fois que tu as étalonné tes plans de base, tu les recopies sur les plans correspondants ?
R. B. : Exactement ! Ensuite, lorsque je m’aperçois que cela ne fonctionne plus, c’est souvent parce que les axes sont identiques mais la prise différente. Il faut donc reprendre l’étalonnage. Je relis alors la scène pour définir si je souhaite concentrer l’attention sur une partie de l’image ou atténuer un arrière-plan, puis j’affine les contrastes et les couleurs. Au passage entre deux axes, la couleur d’une veste peut dériver à cause d’une différence de caméra ou de lumière, alors que le personnage est correctement équilibré. À cette étape, je commence à exploiter les corrections secondaires pour cibler des zones de l’image, par couleur ou par forme. Les secondaires doivent être abordées uniquement après que l’équilibre de la scène est validé.
Comment exploites-tu les outils d’analyse de l’image ?
R. B. : Ces outils sont là pour t’aider, notamment pour vérifier là où tu pourrais perdre des informations sur certains écrans et dans certaines parties de l’image. Il est parfois difficile de s’assurer qu’il n’y a pas de teinte résiduelle dans les tons sombres. J’utilise essentiellement l’outil parade pour l’analyse des niveaux et le vecteurscope pour vérifier la présence de dominantes.
J.M. P. : Quand j’ai commencé, j’avais appris à coller les noirs à 0 et les blancs à 100. Je regardais juste l’oscillo sans regarder l’image et ce n’était pas raccord. J’utilise de temps en temps l’oscilloscope waveform et le parade pour être sûr que je ne perds pas d’informations mais l’outil d’analyse ultime c’est mon œil. Un long apprentissage est nécessaire pour permettre au cerveau de guider les mains dans la bonne direction, instinctivement. Quand je débute une session, je vérifie toujours l’étalonnage du moniteur à l’aide d’une mire SMPTE. Pour les hautes lumières, je sélectionne un plan très lumineux que je regarde sur l’oscillo et sur mon écran. Si je suis « très haut » sur l’oscillo et que je ne vois plus rien sur mon écran, c’est qu’il y a un problème. C’est plus subtil pour les couleurs, mais je vérifie au moins le contraste. Si je détecte un problème, je ne touche pas à l’écran, je m’adresse à la personne qui gère la salle.
Pourrais-tu te passer des oscilloscopes pour étalonner ?
R. B. : Une chose est sûre : je ne pourrais pas me passer d’écran ! Sans oscilloscope, je suis capable d’étalonner, mais je vais travailler beaucoup moins vite parce que dès que je me pose une question sur l’image, l’oscilloscope est le juge de paix.
J.M. P. : Ça me manquerait un peu, mais avec un écran dont je suis sûr de l’étalonnage, je pourrais m’en passer. Mais cela resterait bizarre, il y aurait des moments de doute.
Sachant que l’œil peut s’adapter aux images qu’il observe, en prends-tu compte dans ta pratique ?
R. B. : Je ne passe pas suffisamment de temps devant une image pour que mon œil s’y adapte. Quand j’aborde un plan, je règle le contraste et la balance colorimétrique, ensuite je travaille la scène dans sa globalité. C’est une fois que la scène est faite que je peaufine. Le fait de travailler par étapes m’évite de rester trop longtemps sur une même image.
J.M. P. : J’étalonne plutôt assez rapidement les contrastes et les couleurs et je ne reste jamais très longtemps sur un plan. Lorsque tu commences l’étalonnage, il est conseillé de prendre régulièrement des pauses, pour faire une sorte de balance des blancs des yeux. Parfois lorsque des clients me demandent d’aller très loin dans une direction, je leur suggère un break. Au retour, ils sont souvent surpris qu’on ait été aussi loin sur cette image ! Leurs yeux s’étaient habitués. Un conseil pour les jeunes étalonneurs : si vous êtes bloqués sur une image, ne restez pas dessus. Parfois il est plus simple d’effacer tout ce qui a été tenté précédemment, et à la seconde ou troisième tentative on finit par trouver la solution.
Lorsqu’au cours d’un étalonnage tu es confronté à un plan de mauvaise qualité, comment abordes-tu cette difficulté ?
R. B. : Le travail consiste à ramener au mieux ce plan dans le ton des autres. Parfois on est contraint de diriger les autres plans vers le plan difficile lorsqu’il est impossible de l’améliorer suffisamment. Avec des plans vraiment sous-exposés où la matière manque, on peut être contraint à densifier légèrement l’ensemble de la scène. On va travailler avec les plans environnants pour fluidifier le passage par le plan problématique. Ce sont des plans sur lesquels on va passer plus de temps.
J.M. P. : Ce sont souvent des plans sous-exposés. Je commence alors à enlever le bruit chromatique : les pixels rouges, verts et bleus que l’on voit grouiller dans l’image. Mon signal devient alors plus net. J’étalonne ensuite le plan au mieux, avant de le comparer avec les autres plans de la scène pour voir où je peux aller. Si ce n’est pas raccordable, je vais souvent avoir une discussion avec mes clients : est-ce que je réduis les autres plans de la scène en les rendant moins beaux ? C’est une décision commune. Parfois des plans serrés ont de superbes lumières, le raccord n’est pas « idéal » mais le chef opérateur ne veut pas baisser leurs qualités. Malgré tout, on dispose de nombreuses techniques, notamment les réducteurs de bruit comme le célèbre Neat video pour remonter des plans très « pourris ».
Quels conseils peux-tu apporter concernant la gestion du temps d’une session d’étalonnage ?
R. B. : Mon conseil : n’essayez pas de finaliser un plan dès le début. Après avoir trouvé le ton d’une scène, on travaille scène par scène pour obtenir le film complet. On peut alors peaufiner. Si on cherche à affiner le premier plan dès le départ, on n’arrivera jamais au bout du film dans le temps imparti.
J.M. P. : Les temps d’étalonnage « moyens » sont connus : deux jours pour un documentaire TV de 52 minutes, une journée pour un clip. Pour les courts-métrages, on étalonne dix à quinze minutes par jour. La gestion du temps est complexe. On peut parfois passer huit heures sur trois images ou dans le même temps traiter 26 minutes. Le premier conseil, c’est de faire le travail du contraste et de la couleur et d’avancer. Il y a beaucoup d’univers différents en étalonnage. Le documentaire TV est beaucoup plus simple, le clip est peut-être la partie la plus artistique de notre métier. La pub c’est un mix entre de l’étalonnage et des effets spéciaux, avec des demandes très particulières et une grande gestion humaine avec les clients.
Comment travailles-tu avec les réalisateurs ou les chefs opérateurs ?
R. B. : En fiction, on travaille généralement dès en amont et en permanence avec le directeur photo. Sur les documentaires, il ne vient parfois qu’au début pour le traitement des interviews. On commence alors à placer le « jus » sur tous les personnages du film, charge à moi de le répliquer sur tout le film. S’il y a des archives, on les fait avec le réalisateur ou seul. Même en fiction, on peut parfois travailler seul, après avoir recueilli les indications. Le dialogue doit être permanent, il faut être à l’écoute et attentif aux réactions et à la sensibilité des personnes, on doit comprendre leur vocabulaire.
J.M. P. : L’étalonnage consiste à sublimer ce qui a été fait. C’est vraiment un travail d’équipe. Sans le chef opérateur ou/et le réalisateur, ce serait vraiment difficile d’étalonner. Il faut lier une amitié avec les gens, savoir leur parler et surtout avoir le même langage. Souvent quand je commence un étalonnage avec des personnes qui n’ont jamais fait d’étalonnage, je leur propose un mini cours de quinze minutes pour définir un vocabulaire commun. Il faut également bien comprendre que c’est leur film, pas le tien. Ce n’est pas toi qui l’as écrit ni rêvé. Tu es là pour leur donner des conseils, leur montrer jusqu’où on peut pousser l’image. La meilleure session d’étalonnage c’est quand les clients obtiennent l’image dont ils rêvaient ; c’est magique.
Comment gères-tu les images issues de nombreuses caméras différentes, les caméras additionnelles ou les drones mélangés dans un même film ?
R. B. : On travaille de plus en plus avec les systèmes de gestion colorimétrique des outils d’étalonnage qui simplifient grandement le mélange d’espaces colorimétriques différents. Les fabricants comme Blackmagic Design ou Baselight ont développé des espaces de travail plus larges à partir desquels il est facile d’arriver vers les espaces finaux (Rec.709, DCI-P3 ou Rec.2020). En collaboration avec les fabricants de caméra, ils ont créé des passerelles qui remplacent de manière homogène l’espace des capteurs des caméras dans l’espace de travail. Peu importe la source, les corrections vont réagir de la même manière. Les images ne sont pas identiques, elles n’ont pas la même qualité ni la même texture, mais il est plus facile de les marier.
J.M. P. : Souvent on trouve des solutions pour les faire « matcher ». Mais quand il y a vraiment des caméras très différentes de toutes les autres, qu’on n’arrivera jamais à les faire correspondre, il faut parfois jouer de cette différence en l’accentuant pour faire croire qu’elle est volontaire.
Est-ce que le tournage en Raw est pour toi le Graal ?
R. B. : Le Raw permet de conserver la dynamique originale de l’image que le capteur a pu encaisser, par exemple 14 diaphs. Cela ne veut pas dire que ce soit toujours la finalité. Mais un fichier vidéo traditionnel de qualité bien posé en log sera souvent aussi bien. Le Raw implique d’autres problématiques notamment de poids. En Raw, lorsqu’un blanc est un peu surexposé, on peut le récupérer, mais j’ai rarement besoin de modifier les métadonnées du fichier. J’utilise souvent les métadonnées de caméra, c’est-à-dire les choix opérés par le chef opérateur.
J.M. P. : Ce qui est intéressant en Raw c’est qu’on peut récupérer plus d’informations. Il est par exemple possible de refaire la balance des blancs, c’est un moment magique. Mais concrètement, on touche en fait peu de choses dans les métadonnées du Raw ; la grande tendance c’est de mettre les images en log. Le Raw est aussi lourd à gérer, c’est une autre façon de travailler.
Les outils d’étalonnage proposent des moyens de séparer différentes étapes d’étalonnage, DaVinci Resolve propose des nodes pour cela. Comment les exploites-tu ?
R. B. : Au départ j’utilise un seul node, tous les outils y sont présents. Parfois j’ai besoin de pouvoir modifier rapidement les différentes étapes, les activer indépendamment. Les primaires sont alors faites dans un node, des courbes dans un second. À partir du moment où on cible des zones avec des formes ou des sélecteurs, on est obligé de travailler avec plusieurs nodes. Lorsque je travaille avec une Lut qui a pu être développée spécifiquement avec le directeur photo, je la place dans un node dédié entouré de deux autres nodes. Je débute l’étalonnage dans le premier node et je règle mes contrastes définitifs dans le troisième. J’utilise en général des nodes en parallèle ou en layer pour corriger des parties spécifiques de mon image.
J.M. P. : Je décompose le contraste et la couleur en deux nodes. Je travaille régulièrement avec des nodes en série (les uns après les autres). Ensuite, j’utilise parfois pour les secondaires des nodes layers et parallèles pour des incrustations. Ces derniers sont intéressants parce qu’ils ne prennent pas en compte en entrée le résultat du look du node précédent. La grosse erreur des étalonneurs débutants, c’est de rajouter des nodes en permanence pour essayer de contrer ce qui a été fait aux étapes précédentes. Évitez de rajouter des couches d’étalonnage qui iraient dans le sens contraire de ce que vous avez fait précédemment. Revenez plutôt à vos précédents réglages.
As-tu des astuces pour donner aux images un rendu cinématographique ?
R. B. : À partir du moment où tu les projettes sur un écran de cinéma, toutes les images sont cinématographiques ; le rendu, c’est autre chose. Il est fortement lié au tournage, aux directions de lumières, aux ambiances du décor. Au cinéma, on a des images moins clinquantes qu’en vidéo où on nous montre trop de détails, alors que les optiques ne sont pas toujours qualitatives. On a un manque de piqué et un maximum de contours. Finalement on recherche des images plus douces. On participe à ce rendu à l’étalonnage, mais les chefs opérateurs de cinéma filtrent également leurs optiques master prime pour ajouter de la douceur sans casser la définition.
J.M. P. : C’est une question que mes clients me posent en permanence, mais je n’ai toujours pas réussi à définir ce qu’est une image cinématographique pour eux. C’est compliqué parce qu’une image de cinéma peut être très contrastée ou l’inverse. Souvent les clients attendent des images plus contrastées ; je leur propose des styles.
As-tu des méthodes pour donner du style aux images ?
R. B. : Le meilleur look, c’est celui qu’on fait soi-même et qu’on décline sur les différents plans de la scène. Quand on débute, on a tendance à vouloir utiliser des presets tout faits. Ça peut marcher aussi. J’utilise parfois des courbes de transfert de type émulsion Kodak 2883 ou Fuji via des Luts pour modifier le rendu de certaines teintes : baisser les verts, les rapprocher un peu des cyans et baisser les magentas. On obtient alors une forte séparation des couleurs entre les rouges et les cyans. Souvent les presets jouent sur le contraste avec des courbes en S et peuvent nécessiter un travail important pour obtenir le résultat recherché.
J.M. P. : Parfois je crée le style en partant de zéro, et je peux aussi utiliser des Luts, parfois celles que m’apportent mes clients. La difficulté avec les Luts, c’est que les gens ne savent pas comment les utiliser. Comment lutter contre une Lut ou la réduire. Quand ils reposent le look sur d’autres plans, souvent cela ne fonctionne pas. Le secret c’est de faire correspondre les plans sans le look avant de poser la Lut.
Quel serait pour toi le meilleur conseil à donner à un aspirant étalonneur, s’il veut faire de cette activité son métier ?
R. B. : Il faut étalonner ! En faisant par exemple des courts-métrages. C’est une éducation de l’œil et de sa sensibilité.
J.M. P. : La seule solution pour devenir étalonneur c’est d’étalonner le plus de projets possible, de ne faire que ça en s’y mettant à fond ! C’est un métier de passionné. Il faut accepter de rester dans une salle sombre de huit à dix heures par jour. Chaque projet est différent et à chaque fois on se remet en question.
Article paru pour la première fois dans Moovee #9, p.34/39