Guillaume Schiffman et Michel Hazanavicius forment un tandem depuis plusieurs films. C’est presque un couple de cinéma, un bel exemple de collaboration entre un réalisateur et son chef opérateur. C’est une histoire d’amitié et de confiance réciproque. Quelle est la genèse de leur relation ? Quelle en est l’alchimie ? Guillaume Schiffman s’est montré disert sur le sujet parce qu’un film c’est aussi une belle aventure humaine au service d’une œuvre. Ces deux-là ne l’oublient jamais.
Mediakwest : Comment as-tu rencontré Michel ?
Guillaume Schiffman : Par un pur hasard. J’ai croisé son frère pour faire un court-métrage que je n’ai pas pu faire, mais on s’était très bien entendu. Michel cherchait à ce moment-là un opérateur pour un nouveau projet et Serge lui a parlé de moi en lui disant qu’on s’entendrait bien. Nous nous sommes rencontrés et cela s’est tout de suite bien passé. Nous avons préparé son film pendant 3 semaines mais, malheureusement, il ne s’est pas fait. À la place, nous avons fait des pubs et nous sommes devenus très vite amis. Nous venons de milieux différents, mais nous nous sommes retrouvés sur les mêmes goûts cinéphiliques, musicaux, sur l’humour, on était faits pour s’entendre quoi. Il fallait qu’on se rencontre de toute façon. Comme une évidence.
MK : Quel est le mode de fonctionnement de votre collaboration ?
GS : Comme je le fréquente aussi beaucoup dans la vie, Michel me tient au courant de ses projets longtemps à l’avance. Quand le projet approche et commence à rentrer en production, on parle d’abord de beaucoup de choses qui n’ont rien à voir avec son sujet. C’est comme une spirale, on part du cercle extérieur pour arriver vers le centre. Même si je n’interviens pas, je participe souvent à toutes les réunions préparatoires de production, réalisation, déco, costumes et j’écoute. Cela lui évite de répéter les mêmes choses. Je sais que les mots qu’il pose, même pour les costumes, ont rapport à l’image, au cadre, et je m’en nourris. Comme je suis à la genèse, j’avance tranquillement avec lui, j’essaye de voir comment il fonctionne, car chaque film est différent. Il communique ses envies, je vois où l’emmènent ses désirs.
MK : Qui fait le découpage, Michel ou toi ?
GS : C’est Michel. En dehors d’être un metteur en scène d’image, c’est quelqu’un qui travaille énormément, qui n’attaque pas un film sans avoir fait le tour de son sujet. Et cela devrait être le cas pour tous les metteurs en scène. Il fait des story board en général, sauf sur ce film. Il me demande mon avis aussi au cours de l’élaboration du découpage. Je dis ce que j’aime, mais ne vais pas plus loin, j’ai toujours peur de prendre un pouvoir d’opérateur et de forcer le trait sur un truc un peu séduisant, de ne voir qu’une séquence et non une idée globale du film. C’est sans doute une attitude de respect et de compréhension envers les metteurs en scène qui me vient de ma mère. Par exemple, je ne rentre jamais dans un décor avant un réalisateur. Je le laisse voir et réfléchir. Je sais que j’ai une vision plus cadrée que lui, mais le réalisateur a la globalité du film en tête. Il ne faut pas réagir trop vite aux idées des metteurs en scène. Il faut leur laisser le temps de s’interroger, de se tromper parfois et de revenir sur leurs idées. Pour ma part, je ne suis pas quelqu’un qui prépare avec des carnets. En même temps, j’ai une très bonne mémoire. J’ai comme un shaker dans la tête qui se remplit au fur et à mesure et, à la fin, il en sort un cocktail qui visiblement plait à Michel. J’aime garder la fragilité du tournage, cela me stimule énormément. Je trouve cela très créatif. Je lis le découpage avant le film, mais ne le garde pas dans la poche, excepté pour des plans très compliqués.
MK : Quelle était l’idée artistique de l’image pour The Search ?
GS : Très différente de ce que nous avons fait jusqu’alors. Nous avons souvent fait avec Michel des images chics. Pour The Search, c’est une image beaucoup plus discrète. Michel n’a d’ailleurs pas cessé de dire à tous ses collaborateurs artistiques qu’il ne fallait absolument pas, contrairement à ses autres films, que l’artistique ait l’air de prendre trop de place. Il ne fallait en aucun cas tuer l’histoire. Et comme il le répétait souvent : « ne pas trop faire les malins ».
Pour ce film, Michel m’a beaucoup parlé de photos de visages, de portraits de guerre. Les seules sources que nous avions en dehors de ces photos étaient des images de l’INA. Elles étaient en vidéo, faites avec des petites caméras, il y a 15 ans. Ce sont des images dures, contrastées, déssaturées comme des vieilles bandes. Michel avait très peur de faire trop de réalisme et, en même temps, d’enlever ce réalisme en faisant trop de cinéma. Il voulait que l’on ait l’impression que le film a été tourné en 1999 pendant la guerre de Tchétchénie. On a tourné tout le film à l’épaule, au zoom, avec une espèce de fragilité. Mais ce n’est pas une caméra à l’épaule qui bouge tout le temps. J’avais un easy rig pour m’aider à porter cette caméra de 24 kg tout équipée. Même les plans fixes étaient tournés à l’épaule pour donner cette impression d’être contemporains de cette guerre. On a tourné en pellicule (5219/ 500T Kodak et 5213/ 200T Kodak) pour s’éloigner de l’image vidéo et ne pas faire non plus trop documentaire. Durant les essais préparatoires, nous savions que nous avions deux facteurs contre lesquels il nous faudrait lutter : le soleil de l’été en Géorgie (le film se passe en hiver) et les couleurs vives des vêtements des Tchétchènes. Il nous fallait retrouver un soleil d’hiver, déssaturer les couleurs. Au fil d’essais d’étalonnages numériques, j’ai trouvé que l’on se rapprochait d’un « sans blanchiment » mais trop numérique. J’ai donc décidé d’utiliser ce procédé directement au développement négatif. Après, on a travaillé sur les matières et les couleurs avec le chef costumier et le chef déco. Au final l’image n’est pas clinquante, elle se veut très réaliste et, pourtant, c’est très éclairé mais je pense que cela ne se voit pas.
MK : Justement, comment as-tu fait pour que ta lumière ne se voie pas ?
GS : J’ai un peu éclairé en indirect. J’ai un peu diffusé mais pas seulement. Des fois, il y avait de grandes baies vitrées, on pouvait se permettre une image un peu plus claquante. D’autres fois, quand nous étions en extérieur, dans tous les baraquements de l’armée russe, je n’ai travaillé qu’avec des Kinoflo. Je ne saurais pas te dire pourquoi, j’ai décidé d’éclairer d’une certaine manière certains plans. Nous étions en film et, à un moment, au travers du dépoli, je trouve la lumière juste. Je suis très instinctif dans mes choix d’éclairage, je ne mets pas de barrières prédéfinies pour arriver au résultat. J’ai chassé les ombres. Il ne fallait qu’une ombre. Il ne fallait pas que les rattrapages de lumières sur les visages se voient. Avec le sans blanchiment, dès qu’une partie de l’image est dans l’ombre, elle est noire. Il ne fallait pas que les acteurs se fassent de l’ombre, cela aurait été faux. Je pensais à la hauteur de la lumière pour que ce soit réaliste. Par exemple, lorsqu’il y avait un fluo au-dessus de l’acteur, je m’arrangeais pour que l’on ne voit pas les yeux ou très peu. Cela donne une image assez dure, ce n’est pas une belle image, mais elle est vraie et j’en suis assez content. J’ai pris des risques. Michel m’a toujours soutenu, quand je me perds, il vient m’aider, il a l’œil juste. Le travail d’étalonnage numérique a surtout porté sur les teintes, sur les peaux. On voulait des peaux un peu grises avec, en même temps, un peu de sang. C’était le gros travail de l’étalonnage numérique avec Richard Deusy qui est mon « bon génie ». Avec le sans blanchiment, il est toujours très difficile de rattraper des erreurs. Retravailler l’art de la pose au temps des oscilloscopes : voilà un de mes grands plaisirs.
MK : Quels objectifs as-tu utilisés ?
GS : J’attendais avec impatience le 45/120 Angénieux Optimo parce que c’est exactement la gamme de focales avec lesquelles on voulait travailler. On a fait très peu de plans larges, les plus larges sont au 50mm, et beaucoup de plans serrés. Pour aller vite, pour rester dans cette idée de réalisme, ce zoom était idéal. Je connaissais les petits zooms de la gamme, j’ai fait des essais avec celui-là et je l’ai trouvé formidable. Pour les séquences de nuit, j’ai choisi la série Cooke S5 qui s’harmonise très bien avec cette optique.
MK : Donc, c’est un film de guerre sans plans larges ?
GS : Non, ce n’est pas un film de guerre. C’est un film sur la guerre. Il y a peu de scènes de guerre. Celles que l’on a faites seront très troublantes, ce sont des scènes où on est dans la guerre, pas des scènes où l’on regarde la guerre, ce qui n’est pas du tout pareil. De toute façon, c’était une guerre où il ne se passait rien. Des colonnes de chars entraient dans des endroits, tiraient sur tout ce qui bougeait. Les gens partaient en exode ou mourraient. Il y a quelques plans larges qui sont là au bon moment. L’idée était d’être au plus près des gens.
MK : Avez-vous utilisé d’autres systèmes de prise de vue que l’épaule ?
GS : On a fait venir un steadicameur, Rodolphe Lauga, pour faire certains plans séquence compliqués. Mais, finalement, nous n’avons pas utilisé le steadicam qui tuait le film, qui amenait quelque chose de trop cinématographique qui n’était pas juste. Et il a fini caméra sur l’épaule tout comme moi. Très heureux mais extenué.
MK : Vous avez utilisé une ou deux caméras ?
GS : Nous avons tourné presque exclusivement avec une caméra. Nous avions un corps de secours. Nous l’utilisions de temps à autre quand il fallait aller vite. Quelquefois, mon assistant, en qui Michel a toute confiance, l’utilisait pour aller faire des plans volés pour le montage.
MK : Tu m’as parlé finalement d’une image sans concession, le terme te convient ?
GS : Oui, parce qu’avec Michel, les images sont toujours sans concession. Elles SONT, elles sont fortes, elles existent. Il y a toujours une volonté d’image chez Michel qui me pousse très loin à chaque fois. Nous n’avons pas fait une image plaisante, chatoyante. Mais je l’ai montrée à mon maître et ami Yorgos Arvanitis et il était bluffé. C’est déjà une belle victoire en soi. C’est une image brute, âpre mais qui peut séduire pour autant. Il ne faut surtout pas qu’elle entache le réalisme du film.
MK : Comment ont réagi les actrices à ce parti pris d’image ?
GS : Bérénice Béjo était au courant depuis le départ. Anette Bening a été prévenue, on lui a envoyé des rushes pour lui montrer vers quoi on allait, elle a été d’accord parce qu’elle croyait au projet. Il ne s’agissait pas de l’enlaidir mais de coller du réalisme. Il n’y avait pas de dureté dans l’image. La dureté venait du sans blanchiment, du fait de ne pas mettre de filtres diffuseurs.
MK : Avez-vous préparé le tournage pendant longtemps ?
GS : Oui très longtemps. 0n a eu une préparation de 14 semaines, aussi longue que le tournage. Je suis coutumier du fait avec Michel et j’essaye souvent de me battre avec les autres productions pour qu’elles l’acceptent. C’est souvent là que se fabrique un film. C’est une bonne façon de gagner du temps sur le tournage et cela permet de réagir vite quand il se passe quelque chose, comme un changement de météo par exemple. La Géorgie est un pays de cinéma, mais qui n’a pas les exigences du cinéma de Michel.
MK : Vous avez tourné en été, un film censé se passer en hiver, comment t’y es-tu pris pour transformer un soleil d’été en soleil d’hiver ?
GS : On a trouvé des décors adéquats. Il y avait aussi cette désaturation un peu froide que l’on a mise sur le soleil qui jouait très bien avec ça. On a lutté contre les feuilles, il y a de la fumée, des explosions. Le film est tellement juste que la saison importe peu en fait. On n’est pas dans la désaturation chic du Soldat Ryan avec juste les verts et les rouges mis en valeur. On est dans une image plus grise, brune, plus âpre. On a tourné le plus souvent possible à l’ombre ou en contre-jour, mais pas tout le temps. Il y a aussi du soleil. On a aussi tourné dans les 45 mn de fin de jour avant l’heure magique. On attendait de ne plus avoir d’ombres quand le soleil de cache derrière les collines. C’était risqué, mais on a réussi à faire quelques belles séquences en ce peu de temps.
MK : Quelle est la relation de Michel au cadre ?
GS : Michel est toujours à côté de moi, il regarde les acteurs et le petit écran sur la caméra. C’est un maniaque du cadre, il adore ça. De temps en temps, il prend la commande de zoom, je réagis en fonction de sa demande que je comprends aussitôt.
MK : Quelle est ta manière de travailler avec ton équipe ?
GS : Ils me connaissent depuis 10 ans pour certains, voire 25 ans. Ils connaissent mon côté chien fou et en même temps très organisé. On collabore beaucoup. Simon, mon chef électro a l’œil juste et est très fort sur la continuité. Il est mon deuxième regard. Ils font beaucoup de propositions. Mon équipe contribue beaucoup à ce que je fais et à ce que je suis. C’est un peu mon gang.