Lumière sur un secteur en crise

La crise sanitaire et son pendant, la crise économique, que nous vivons actuellement viennent se rajouter aux problèmes que connaissent depuis plusieurs années les industries techniques et les constructeurs présents sur la filière de la fiction.
Tournage sur la série Section de Recherches, diffusée sur TF1. © DR

Des budgets, de plus en plus intenables pour les prestataires, imposés par certains producteurs, un manque de structuration du secteur, des compétences qui disparaissent noircissent le tableau. Il semble crucial de mettre les choses à plat, d’avoir des concertations et de tirer par le haut la production. Une rencontre sans langue de bois avec Marc Galerne, dirigeant de K5600 Lighting.

 

Mediakwest : Pourriez-vous m’expliquer ce qui vous a poussé à écrire la tribune titrée « La fatalité existe-t-elle vraiment ? » au mois de juin 2020 dans une lettre de l’AFC.

Marc Galerne : Ce n’est pas la première fois que je publie ce type d’article. Depuis une bonne dizaine d’années, j’émets régulièrement des billets d’humeur. Je vois une situation qui se dégrade doucement, inexorablement. Je suis peut-être allé un petit peu plus fort sur ce coup, en employant des mots qui font peur : « syndicat », « représailles ». Plusieurs personnes ont réagi et c’est l’essentiel. Pour moi, le déclencheur tient en deux points :

Les chiffres du bilan du CNC et de la Ficam : 15,5% de fonds en moins attribués sur les budgets en 10 ans au poste technique !! On se rend bien compte que quelque chose s’est dégradée. Et encore, je ne suis remonté que sur les dix dernières années ! Si on se réfère à vingt ans en arrière, l’AFC estime à plus de 20 % la diminution du poste technique dans le budget d’un film.

Les répercussions prévisibles du Covid dans les négociations. Depuis longtemps les productions avancent divers prétextes pour négocier salaires et coûts de prestations : le 11 septembre, l’arrêt de la publicité sur France Télévisions, les élections… Je me suis dit : « Avec le Covid, c’est une vraie raison, ça va pleurer encore plus ! ». Et cela n’a pas raté !

Avant que je ne publie ledit article, le matin même, j’ai reçu ce commentaire d’un loueur qui m’expliquait qu’il ne pouvait pas emprunter du matériel nouveau (pourtant demandé par le chef op) : « Tu comprends, la prod a 30 000 € de surcoût par rapport au Covid, alors… ». Oui et alors ? Et moi, je n’ai pas eu une perte de chiffre suite au Covid ? 75% de perte de chiffre sur le premier semestre ! Les fournisseurs que j’ai réglés, ils s’en fichent de savoir qu’un producteur a dû débourser 30 000 euros de plus sur son budget.

Il est intéressant de noter que des choses se font, je pense notamment au fonds mis en place par Marc Missonnier (producteur) et Thierry de Segonzac (TSF), entre autres, pour aider des petites structures, des microstructures comme les convoyeurs, les cantines, les ventouseurs… C’est une bonne initiative qui prouve que la peur que ces sociétés disparaissent existe. Ces mêmes sociétés, après avoir été pressées par les productions pendant des années, vont-elles finalement bénéficier d’aides provenant des producteurs ? On aurait évité cela si les prestataires du métier avaient été rémunérés convenablement. Je suppose d’ailleurs que ceux qui financent ce fonds ne sont pas ceux qui ont affaibli ces structures…

 

Ne pensez-vous pas que la crise sanitaire n’a été qu’un révélateur, mais que le problème remonte davantage dans le temps ?

Bien entendu, l’analyse des chiffres, tant du CNC que de la Ficam, le met en évidence. Le problème est antérieur et, selon moi, date de l’arrivée de la prise de vue numérique. Une génération de réalisateurs et de producteurs qui, finalement, ne connaît pas vraiment l’historique de l’argentique, est partie sur une utilisation excessive des datas. Rémy Chevrin, AFC, a écrit, dans un article lu récemment, qu’au temps de l’argentique, on économisait la pellicule et par conséquent le labo, en se limitant. Une journée de tournage moyenne représentait 50 minutes de rushes. Maintenant, nous en sommes à 2h30 !

La situation s’est dégradée petit à petit, la responsabilité en incombe à tous. Les prestataires ont eu tort d’accepter de faire des deals sans avoir les listes de matériel. Les chefs opérateurs ont eu tort d’accepter l’abandon des marques au sol pour les comédiens, d’où un manque d’axes prédéfinis et beaucoup trop d’improvisation… Une volonté de faire valoir des mouvements artistiques comme la nouvelle vague qui, déjà à l’époque, n’était qu’un prétexte face à un manque de moyens. D’ailleurs, dès qu’il a pu, François Truffaut a tourné en studio.

L’avènement des leds est certes arrivé au bon moment parce qu’on voulait des éclairages peu épais et « flood soft » qui permettent de tourner dans tous les axes, sans que les acteurs se retrouvent avec des ombres multiples. À partir du moment où le tournage s’effectue dans tous les axes, le film perd de sa qualité narrative. Et en retirant la direction de lumière, on se prive d’un outil important pour raconter une histoire.

Pour tourner vite, on utilise aussi le steadicam à outrance parce qu’il est plus simple de bouger un steadicam qu’une caméra avec son pied, refaire la bulle… Je ne dis pas que le steadicam n’est pas un bon outil, loin de là, mais il doit être utilisé pour une fonction narrative spécifique et non pas pour tout remplacer !! Le jour où les drones seront totalement silencieux, ils remplaceront les steads…

 

Il y a quelques mois, s’est posée la question de savoir s’il ne fallait pas réaliser moins de films cinématographiques, sans diminuer pour autant le nombre total de fictions puisque, entretemps, les plateformes se sont développées. Croyez-vous qu’il faille creuser cette piste ?

Je ne sais pas s’il faut produire moins de films. Ce que je sais, c’est qu’il y a trop de premiers films et de films qui n’engendrent pas de recettes. Le système d’aides en place incite à produire davantage (de premiers films) et il y a des productions qui profitent de ces aides pour faire leur marge ou couvrir leurs frais de structure, rien que sur le montage financier. Ils n’ont cure de savoir si le film fera des entrées ou pas ! C’est bien de proposer des premiers films – et des aides sont alors indispensables – le souci réside simplement dans la proportionnalité. Nous nous devons d’avoir des films rentables. Les succès attirent les spectateurs dans les salles. La taxe du CNC, qui permet le financement des premiers films, s’applique sur les tickets d’entrée. Il faut donc un niveau suffisant de succès pour aider la production de films « difficiles », autrement tout l’équilibre se retrouve en péril.

 

Quelle remise à plat faudrait-il ? Quels sont les axes de travail autour desquels il conviendrait de réunir tout le monde autour d’une table ?

Le confinement a provoqué une prise de conscience. Peut-être en faisant du rangement dans son téléphone ou dans ses photos papier, on a retrouvé d’anciennes photos et s’est-on dit : « C’était le bon temps quand j’avais 6 x 18K pour éclairer une façade ».

Quoi qu’il en soit, les initiatives se multiplient. Pour preuves, cette « Lettre ouverte des associations professionnelles du cinéma et de l’audiovisuel aux syndicats de producteurs » initiée le 9 juillet par un regroupement d’associations professionnelles et intitulée Producteurs et salariés : repartons ensemble du bon pied… où il est question des contrats d’embauche, mais également le Collectif Lumière et Mouvement aka CLM qui rédige de son côté un courrier pour les autres associations afin d’évoquer les horaires extensibles à l’infini… Ce qui ressort de tout cela est une envie de dialoguer plus que de revendiquer. Une forme de solidarité espérée, car nous sommes tous touchés par cette crise mondiale sans précédent.

Depuis la parution de mon article, j’ai eu l’occasion de discuter avec beaucoup de monde, aussi bien des professionnels de la décoration, des costumes, des directeurs de la photo ou de production, etc. tous ressentent le même malaise. Chacun parle de la déprofessionnalisation du métier.

Il faut clamer haut et fort que la production s’apprend, que c’est un métier. La réalisation, aussi et, faute d’un minimum de connaissances techniques, les choses peuvent déraper rapidement et les budgets exploser. Producteurs et réalisateurs doivent être un minimum informés sur les techniques des différents postes. Ils arrêteront peut-être de penser que, parce qu’ils ne savent pas, les autres tentent de les embrouiller. Toutes les personnes avec qui j’ai pu m’entretenir ces jours derniers regrettent ce manque de connaissances et d’écoute. Ils disent avoir été témoins de pertes d’argent et de temps considérables à cause de cette méfiance idiote. En caricaturant quelque peu, deux clans s’affronteraient : ceux qui détiennent l’argent et ceux qui ont la connaissance et qui ne cherchent qu’à dépenser l’argent des premiers.

À la base, le cinéma c’est tout de même la magie de faire un film en additionnant des compétences et des talents pour faire qu’un projet apporte des émotions aux spectateurs. Les séries étrangères tournées en VO (pas en anglais) qui cartonnent dans le monde, sur Netflix, sont espagnoles (Casa del papel, Les demoiselles du téléphone), italienne (Subbura), allemande (Dark), belge (Beauséjour), japonaise (L’Atelier), indienne (Le seigneur de Bombay), brésilienne (3 %). Nous, les Français, nous n’y arrivons pas. Il y a certes des séries françaises de qualité, mais elles ne s’exportent pas ou peu hors des pays francophones. Beaucoup de techniciens se disent affligés par la qualité des films qu’ils visionnent dans les coffrets de l’académie des César. Comment en sommes-nous arrivés là ? Manque de professionnalisme !

L’idée est de réunir des personnes pour Évoquer, Suggérer et Réfléchir à des pistes afin de faire face aux difficultés grandissantes du secteur, sans pour autant sacrifier la qualité des œuvres, les talents, la passion et les revenus des hommes, femmes et « industries » qui permettent au cinéma de se faire et d’exister. Un groupe de réflexion dont la finalité est de présenter un Manifeste du bon sens et de l’intégrité de la production audiovisuelle. Ce manifeste serait destiné aux acteurs de la profession : syndicats de producteurs, réalisateurs, associations professionnelles diverses, etc. mais aussi au CNC.

 

En termes de syndicats, de fédérations, tout semble quelque peu éparpillé. Certains syndicats ou associations ne comptent que dix adhérents, aucun haut-parleur ou porte-parole pour se faire entendre. J’exagère un peu, mais ne faudrait-il pas des entités, peut-être pas supranationales, mais dotées de plus de voix. Tout ceci ne manque-t-il pas d’amplification ?

L’idée de regrouper personnels, fournisseurs et prestataires me semble la meilleure. On se rend compte que les problèmes sont les mêmes que l’on soit un intermittent ou une société. Les productions demandent trop par rapport à leurs moyens, préparations bâclées, manque d’organisation…

La peur des représailles est certainement la raison principale pour laquelle l’unité est difficile, qu’elles soient réelles, à peine déguisées (« Si tu ne n’acceptes pas mon prix dérisoire, il y aura toujours quelqu’un pour travailler à ce prix-là ») ou imaginaires comme celles du CNC. C’est pourquoi je propose que dans les groupes de travail, les participants puissent choisir de rester anonymes jusqu’à l’aboutissement du projet. S’ils approuvent le texte final et y apposent leurs noms, c’est que le texte sera parfait.

Je reste persuadé que nous n’obtiendrons rien dans la confrontation. Il faut oublier le passé et rebâtir un système plus juste et respectueux, basé sur l’échange. Il est impératif de rétablir la communication entre tous.

 

Quels sont les exemples de dysfonctionnements qui plombent le métier ?

Des choses que tu n’imagines même pas se passent dans notre secteur. J’ai des retours me disant que des films en annexe 3, qui n’auraient pas dû avoir plus de 50% de financement d’aide publique, en ont reçu nettement plus, parce qu’il y a des exceptions, et des exceptions d’exceptions… Et ce n’est pas tout ! Une fois ce financement bouclé et le premier jour de tournage lancé, l’idée est d’essayer de dépenser le moins possible puisque, à la fin, si tu n’as pas dépensé 100 %, mais seulement 80% du budget alloué, personne ne te demandera de rembourser les 20% non utilisés.

Le cinéma bénéficie de nombreuses aides financières, lesquelles faussent complètement le problème. On parle d’art et non plus d’industrie, d’ailleurs nous parlons de l’un ou l’autre en fonction de ce qui nous arrange. Il n’est pas possible de continuer à fonctionner ainsi.

Même au sein du CNC, pour obtenir un financement sur nos projets techniques, il nous est demandé de constituer un dossier sur l’entreprise, à renouveler tous les ans, de donner notre bilan et une perspective à trois ans de notre chiffre d’affaires. Nous sommes, de plus, tenus de montrer des devis et des factures acquittées. Il nous est impossible d’obtenir un quelconque financement en cas de pertes importantes. Ce qui est normal, logique. Alors pourquoi la procédure s’applique-t-elle seulement à nous et pas à la production ? Dès qu’on part dans l’artistique, il est clair qu’une exception s’opère.

Il est anormal qu’un directeur de la photo soit obligé de doubler sa liste parce qu’il sait que le directeur de prod va la couper en deux. C’est quoi ce dialogue ? Jean-Louis Nieuwbourg, directeur de prod avec qui j’en ai discuté, témoin d’une époque « normale », me racontait qu’avant, on parlait, les choix étaient justifiés, on faisait des repérages, sortait la liste. Et ladite liste ne changeait pas la veille du tournage. Les choses étaient programmées, on savait ce qu’on allait faire. J’ai toujours cette image d’arriver au supermarché avec un caddie plein à la caisse, de faire tout passer, d’en avoir pour 1 000 euros et de dire : « Je suis désolé, je n’ai que 200 euros ». Tu prends le caddie et tu t’en vas, c’est ça la prod aujourd’hui. Et si tu protestes et n’es pas d’accord pour 200 euros, de t’entendre dire « La prochaine fois, j’irai chez ton concurrent ».

Nous accusons aujourd’hui des pertes de compétences. Des personnes quittent le métier parce qu’elles n’arrivent pas à être payées. C’est le cas de tous ceux qui ont des multi-employeurs. Tu passes vingt ans dans une société, tu as une ancienneté, un respect, une expérience. Mais quand tu fais quatre boîtes par an et qu’à chaque fois tu es obligé de refaire péter tes galons et ton ancienneté, en disant que tu ne peux pas accepter le bas tarif qu’on te propose… Et puis qu’ensuite tu finis par accepter parce que tu n’as pas tes 507 heures. Alors, à un moment, comme lors du confinement, tu te dis que tout cela ne t’intéresse plus, parce que tu passes plus de temps à négocier ton salaire qu’à préparer ton matériel.

 

Comment comptez-vous mener à bout votre idée de groupe de travail, quel en est le calendrier ?

Pour le moment, je dresse une liste des professionnels à inviter, que je connais ou non, voire qui se manifestent spontanément. J’ai aussi demandé aux associations qu’elles désignent des représentants. Notre sélection prend forme : directeurs de prod, directeurs photo, chefs déco, cheffe-costumières, chef électro, l’AFAR ainsi que Aaton/Transvideo, RVZ, TSF…

 

Pensez-vous que le cinéma soit vraiment une industrie ? Un fabricant d’automobiles ou d’électroménager suit des règles, une chaîne de qualité, il est certifié Iso…

Clairement pas, nous fabriquons des prototypes ! La production est le cuivre de la litho, elle fabrique la litho, laquelle est tirée pour devenir une vraie industrie. Avouons-le, il y a trop d’amateurisme aussi et peu d’encadrement. Il n’y a même plus de carte professionnelle ! Livreur aujourd’hui, chef de poste dans deux ans. Ce n’est pas cela la magie du cinéma.

 

Une conclusion ?

L’humain est important. Dans notre métier, l’individualisme est exacerbé par ce qui vient d’en haut. Le problème c’est qu’aujourd’hui, chacun voit midi à sa porte car il faut payer son loyer, manger, etc. Mais si l’on se met tous derrière une même porte, nous aurons une chance plus importante et plus durable de nous protéger. Plus facile de défendre le pont levis d’une forteresse qu’une multitude de fermes éparpillées.

La reprise du travail a l’air d’être importante. Mais cette reprise m’inquiète, il ne faut pas non plus qu’elle efface le fond du problème et c’est souvent ce qui se passe, on ne veut pas voir la question en face. La tendance à ne pas regarder d’où vient le problème, ne pas s’attaquer aux racines est forte chez l’humain, sans être particulière au monde du cinéma !

Les gens monteront ou non dans le train que nous proposerons. Si nous avions de vrais professionnels à tous les niveaux, nous n’aurions pas nos soucis actuels.

 

Article paru pour la première fois dans Mediakwest #38, p. 56-59. Abonnez-vous à Mediakwest (5 numéros/an + 1 Hors série « Guide du tournage) pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.