Mediakwest : Quand et pourquoi avoir créé Hurrah ?
Angela Natividad : Avec Mathieu Lacrouts, nous avons monté Hurrah en 2015. Notre but était de lancer une agence créative 100 % consacrée à l’e-sport afin d’apprendre aux marques non endémiques ce qu’est la culture de la communauté et ainsi lutter contre les stéréotypes. Il y avait alors peu de publicité dans le secteur.
M. : À quel stade intervenez-vous ?
A. N. : Nous sommes vraiment spécialisés sur la partie créative. De nombreuses marques s’intéressent maintenant à l’e-sport. Elles ne savent pas à qui parler et comment s’adresser aux communautés amatrices d’e-sport. Par exemple, nous avons participé à la création de l’Esports Bar afin de mettre en rapport les marques et d’établir l’identité visuelle de cet événement professionnel. En 2016, « Omen by HP » a été lancée, une marque totalement dédiée à l’e-sport. Elle s’est établie en France et en Allemagne en 2017 et nous a demandé de construire son lancement, notamment sur les réseaux sociaux : cette marque est dorénavant le partenaire de l’ESWC (Webedia), de l’équipe Vitality et de l’Overwatch Word Cup (Blizzard). Nous avons aussi travaillé avec Nestlé et monté une délégation d’une centaine de supporters français « brandés Lion », les « Wildest Fans ». Avec le soutien de Riot Games, ils sont partis soutenir la France pendant les finales de l’European League of Legends. De février à mai 2017, à travers les réseaux sociaux de Lion Céréal, la communauté française d’e-sport a pu suivre l’aventure des Wildest Fans, de leur recrutement à leur expérience dans le stadium d’Hambourg.
M. : Comment les marques voient-elles le milieu de l’e-sport ?
A. N. : Il y a encore beaucoup de stéréotypes : elles voient les amateurs d’e-sport comme des jeunes de 15 ans, qui vivent chez leurs parents, sans argent, sans travail. Or la moyenne d’âge d’un gamer se situe entre 25 et 30 ans et cette communauté représente une cible que toutes les marques veulent atteindre : ils ont déjà des revenus, parfois ont commencé à bâtir une famille, une carrière et commencent à prendre des décisions de consommateurs qui vont les suivre toute leur vie : le choix de leur banque, de leur assurance, de leur voiture, etc. La première étape consiste donc à leur expliquer qui est vraiment le fan d’e-sport et où est l’intérêt de la marque : il est encore très peu ciblé ; soit les marques sont frileuses, soit les publicités sont trop répétitives, alors qu’il y a énormément d’opportunités. L’e-sport est encore très volatile et peu structuré. C’est un travail en cours. J’entends par là pas uniquement une professionnalisation et mise en place de structures financières, mais actuellement se définit la valeur qu’aura l’e-sport une fois qu’il aura passé le cap du mainstream. Nestlé et HP se reposent énormément sur la valeur de leur marque : ils ont beaucoup à apporter au secteur en termes de structure, mais aussi de valeur.
M. : L’association avec les Jeux Olympiques, a-t-elle donné du crédit à l’e-sport ?
A. N. : Cela donne une certaine légitimité, mais l’ironie est que lorsque les marques arrivent emplies d’enthousiasme – car les JO sont un événement très important – nous devons les calmer un peu : pour les vrais fans d’e-sport, les JO n’ont que peu d’importance, puisqu’ils ont déjà leur propre championnat selon les jeux. De plus, le CIO est très politique et les communautés e-sport sont extrêmement sensibles. Le genre de jeu qui a été choisi pour les JO ne serait pas forcément celui que nous aurions mis en avant pour représenter un secteur en développement. C’est compliqué car, contrairement aux sports traditionnels, toutes les propriétés intellectuelles appartiennent aux éditeurs. Pour la popularisation de l’e-sport, on ne peut saluer cette nouvelle légitimité, mais il faut faire attention parce que cela risque de crisper les fans.
M. : Les fans d’e-sport sont-ils réticents à la publicité ?
A. N. : Nous sommes tous contre la publicité quand celle-ci est trop intrusive, les fans d’e-sport réagissent de la même manière. Ils comprennent qu’il faut des modèles financiers, des apports de marques pour développer le secteur, mais ils ont un œil très critique sur l’approche. C’est pour cela que la marque doit comprendre que c’est une stratégie à long terme, qu’elle doit d’abord gagner la confiance d’une communauté très protectionniste de sa passion.
M. : Quand des grosses marques comme Renault investissent dans l’e-sport, est-ce légitime ?
A. N. : C’est compliqué. C’est une question de timing. BMW a été l’une des premières marques à créer des courts-métrages sur YouTube, des contenus très beaux, mais qui n’étaient pas en fait adaptés au média. C’est normal que la marque ait envie de faire des expérimentations passives qui parfois ne prennent pas. La vraie question est de savoir comment ils développent leur engagement sur le long terme. Ce n’est pas juste pour la galerie. L’approche doit être sincère et cela ne se voit que sur la durée. Nous allons être matraqués de marques, mais au fil du temps, seules celles qui ont une vraie stratégie de longue traîne resteront dans le secteur, car elles auront gagné la confiance des communautés.
M. : Vous travaillez en France et aux États-Unis. Quelles sont les différences ?
A. N. : C’est rare que les États-Unis se plongent dans un secteur en retard, mais c’est ce qui se passe. La France et l’Allemagne ont eu une vraie avance sur la structuration de leur entreprenariat et l’écosystème de l’e-sport. Les États-Unis viennent de se réveiller et ils mettent énormément d’argent : on commence à voir les salaires des joueurs augmenter. En ce moment, tout le monde cherche à avoir sa part du gâteau et à devenir l’autorité sur le code de l’avenir du secteur. Ce n’est pas juste une question d’argent, c’est comme dans un jeu. La stratégie à long terme nous dira qui sera le vainqueur.
M. : Est-ce que dans les pays tels que la Corée du Sud, la publicité est partout ?
A. N. : La Corée du Sud est un pays de rêve où l’e-sport est déjà devenu populaire : ils ont même un ministère consacré à l’e-sport. Ce n’est pas compliqué là-bas de vendre une campagne à une marque sur ce secteur.
M. : Pensez-vous que la France arrivera à ce niveau avec un ministère dédié ?
A. N. : Ce serait beau. C’est un secteur plein de potentiel qui, contrairement aux sports classiques, peut évoluer en permanence, de par sa nature digitale. De plus, il a des problématiques légales, que ce soit les questions de visa, de propriété intellectuelle… Les joueurs participent à des championnats dans le monde entier avec à la clé des cash prices très importants. Il va falloir une gestion gouvernementale ; cela commence déjà. Mais la plupart des gens qui essaient d’instaurer des règles ne comprennent pas les enjeux de l’e-sport.
M. : Pensez-vous que ce secteur va se féminiser ? Pour l’instant, les femmes sont extrêmement rares…
A. N. : C’est vrai. Quand nous avons lancé Hurrah, cela faisait partie de nos priorités. Quand nous allons évangéliser les marques, nous essayons de le faire avec une approche créative inclusive, sans forcément étouffer les gens avec ce concept, mais en le normalisant. Elles sont très réceptives. Comme le jeu vidéo est à 50/50 en termes de partage homme/femme, l’e-sport va suivre.
M. : Pourquoi n’y a-t-il pas plus d’équipes de filles ou d’équipes mixtes ?
A. N. : C’est un problème à double tranchant. C’est compliqué pour les filles d’être prises au sérieux quand elles veulent faire une carrière professionnelle dans l’e-sport. C’est toujours risqué, que l’on soit fille ou garçon. Il y a aussi la phrase classique que je déteste : « on n’arrive pas à trouver des filles ». Dans l’e-sport, ce sera toujours plus simple de trouver des garçons motivés et recherchant des opportunités, car les gens qui embauchent ont avec eux une relation de symbiose. Le rôle de la femme dans l’e-sport est complexe : elles n’ont pas toujours des pseudos féminins pour se cacher, car le secteur n’est pas très ouvert. Elles ont créé leur propre niche, mais il faut faire les efforts pour les trouver. C’est le même discours pour les minorités. C’est un travail qui doit être fait, mais nous avons besoin que le secteur s’engage. Il y a tout de même des femmes qui gèrent des leagues ; la personne qui a lancé Meltdown (bars 100 % e-sport) est une femme. Ce n’est pas simple : quand on avance dans l’égalité, il y a toujours une autre personne qui se sent flouée. Mais cela va passer !
* Extrait de l’article « L’e-sport veut dorénavant attirer des marques hors de son ADN » paru pour la première fois dans Mediakwest #26, p. 102-106. Abonnez-vous à Mediakwest (5 numéros/an + 1 Hors-Série « Guide du tournage ») pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.