Les Fées Spéciales en mode libre

Studio d’animation atypique créé à Montpellier, Les Fées Spéciales a fait le choix d’une production artisanale, éthique et écologique, et entend ouvrir de nouvelles pratiques numériques.
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Peut-on produire de l’animation différemment ? De manière vertueuse et collégiale, sans transiger sur l’innovation sociale, technique et artistique ? Créé en 2015 à Montpellier sous forme de Scop par Virginie Guilminot, Eric Serre, Ève Machuel et Flavio Perez, le studio Les Fées Spéciales fait figure d’ovni dans un secteur où pourtant les effets spéciaux sont monnaie courante.

« Nous avons fait le vœu d’ouvrir un nouveau chapitre dans la fabrication de films d’animation numérique à contre-courant de la délocalisation des emplois et de la taylorisation des tâches », assure Virginie Guilminot, gérante du studio. Devant la fragmentation avérée des processus de fabrication et des métiers de l’animation, Les Fées proposent donc de revenir à une vision globale de la production, du choix du sujet à celui de la chaîne de production. Le dernier long-métrage de Michel Ocelot, « Dilili à Paris », créé en partie chez les bonnes Fées, a contribué à mettre sous les projecteurs le « petit » studio montpelliérain.

 

 

Sous l’aile du libre

Les Fées, dont plusieurs membres sont issus des Arts et Technologies de l’Image Paris 8 (ATI) comme Virginie Guilminot et Flavio Perez, ont d’abord choisi avec soin leurs outils de production afin qu’ils soient cohérents avec leur démarche coopérative et participent à la pérennisation de la Scop.

Particulièrement adapté à la vision des Fées, le logiciel libre et mutualisé 3D Blender, dont la communauté internationale se montre très active, est à la base de leur chaîne de production, ainsi que Krita (édition et retouche d’images), le suivi de production CG Wire que les Fées ont enrichi de nombreuses fonctionnalités (avec le soutien du CNC) et enfin Kabaret, un asset manager créé à l’origine par le studio d’animation Supermonks.

« Pour chaque projet, nous dressons un état de l’art des outils et nous nous posons la question de l’opportunité de développer en open source. Si nous constatons un réel besoin et que nous avons le temps et les compétences, nous privilégions toujours le libre plutôt qu’une technologie qui ne l’est pas. Ensuite, nous partageons notre nouvel outil », poursuit la cofondatrice du studio.

Membres actifs de la communauté Blender et de la Blender Conference (en octobre à Amsterdam) et familières de la Pepe School à Barcelone (qui forme aux logiciels 3D libres), Les Fées Spéciales, entre autres les directeurs techniques Flavio Perez, Damien Picard et Kevin Duy Nguyen, contribuent ainsi à améliorer, pour chaque projet, les fonctions 3D de Blender dont la prochaine version 2.8 constitue une évolution majeure. Comme ces nouvelles méthodes de fabrication de pantins (figurants de second plan), lesquelles ont été développées pour le film de Michel Ocelot et aussitôt mises à disposition de la communauté.

Grâce à une aide du CNC (en soutien financier aux industries techniques), le studio intègre également une version open source, équivalente à TV Paint, prenant appui sur la fonction Grease Pencil (Crayon gras) de Blender. Très attendu, cet outil, qui permet d’animer en 2D dans un espace 3D, devrait faciliter les hybridations 2D/3D, et sera inclus dans la prochaine version de Blender.

Ce choix délibéré de l’open source n’empêche pas les Fées, qui s’investissent dans la formation en ouvrant des résidences sur les logiciels libres, de faire des incursions du côté de la motion capture, etc. « Cette de manière de faire vient de notre héritage ATI. Pour chaque projet, nous essayons de comprendre son univers graphique et comment il rejoint nos envies propres », insiste Virginie Guilminot.

 

 

De Dilili à Lodève

Les Fées Spéciales ne pouvaient pas passer à côté du dernier film de Michel Ocelot produit par Nord-Ouest Films. D’une part, parce qu’elles « fréquentent » le réalisateur depuis longtemps (Eric Serre a travaillé sur « Kirikou », « Les Contes de la nuit » et a été premier assistant sur « Azur et Asmar », Flavio Perez a participé à la création du pilote de « Dilili » chez Studio O., Virginie Guilminot est intervenue sur « Azur & Asmar » chez Mac Guff et « Les Contes de la nuit »…) ; qu’elles travaillent en confiance avec le producteur Nord-Ouest Films (Ève Machuel en est la productrice exécutive) et les équipes de Mac Guff qui, sur « Dilili », ont été chargées de l’animation 3D des personnages principaux, de leur rendu et du compositing ; enfin, parce que « Dilili à Paris », qui comporte un très grand nombre de personnages animés, de véhicules divers et de décors photographiés, posait un enjeu esthético-technique qui impliquait de trouver de nouvelles méthodes pour fabriquer le layout 3D, les personnages secondaires en cut out, la foule en 2D et les véhicules dans un budget imparti.

L’équipe a pu ainsi valider, en grandeur réelle, la capacité du logiciel libre à communiquer avec des logiciels du marché en mettant en place, avec Mac Guff Ligne, dont le pipe line est basé sur Maya, des procédures pour l’envoi des fichiers. « Comme nous venions de créer Les Fées Spéciales, nous n’étions pas en mesure d’assumer la totalité de la fabrication du film. Aujourd’hui, nous le pourrions ! »

La patte des Fées commence aussi à se reconnaître hors des écrans de cinéma. Pour des musées comme l’écomusée de Saint-Martin-de-Crau (sur Héraklès) ou pour le musée des Confuences à Lyon (exposition temporaire « Antarctica » initiée par Luc Jacquet), les animateurs signent des films d’animation poétiques et éclairants. Mais c’est surtout avec le musée de Lodève, qui a rouvert l’été dernier, que Les Fées Spéciales ont élargi de manière significative le champ de l’animation en la mettant au service de la muséographie.

Doté de trois fonds disparates (un fonds retraçant 540 millions d’années à travers le territoire, une collection archéologique issue de la région et datant du Néolithique, et l’atelier du sculpteur lodévois prolifique Paul Dardé), le musée de Lodève a su faire le grand écart entre les sujets (géologie, archéologie et Beaux-Arts) grâce au projet architectural et muséographique mené de main de maître par le cabinet d’architecture Projectiles et l’agence AG Studio (en qualité d’AMO), mais aussi au moyen des audiovisuels et interactifs (plus d’une heure de contenu audiovisuel au total) qui contextualisent les nombreuses pièces exposées.

Sous la supervision de Flavio Perez et signées par Eric Serre (avec Marie Saby et Léa Cluzel), ces animations ont été élaborées en étroite collaboration avec la maîtrise d’œuvre et le studio de design graphique Polygraphik et Studio Lebleu. Elles contribuent ainsi à la fluidité du parcours muséographique qui privilégie, selon les endroits, le caractère immersif ou didactique du propos. L’immersion est ainsi servie par une monumentale fresque animée sur écran courbe portant sur l’évolution du paysage lodévois au cours des variations géologiques (relief, faune et flore), plusieurs vidéomappings sur des cartes relief et des reconstitutions partielles (et facettées) de grottes, ainsi que des courts-métrages d’animation 2D mettant en scène des instants de la vie quotidienne des hommes préhistoriques.

À noter que ces modules animés aux couleurs franches (durée d’une minute), diffusés en boucle, reprennent les mêmes personnages et sont traités avec le même niveau de détail qu’une série d’animation. À visée plus pédagogique, les films en motion design sont arrivés à traduire visuellement des informations scientifiques ardues (arbre phylogénétique, volcanisme…) et les vidéoprojections sur les grandes cartes en relief à raconter les bouleversements tectoniques du territoire et son empreinte archéologique. Ces cartes sont interactives, de même que le programme tactile Google Earth du Temps qui fait découvrir la dérive des continents.

La réalité augmentée fait également partie des outils scénographiques déployés par les Fées. Pour la mettre en place, des moulages d’une plaque in situ portant des empreintes de pas de dinosaures ont été numérisés en 3D. À partir de ces traces, les animateurs ont recréé une portion de paysage de 40 mètres carrés (usiné et peint par Sequoia) puis ont simulé en 3D des créatures vieilles de 280 millions d’années se déplaçant sur le sol. Quatre postes placés aux angles donnent à voir ces animations synchronisées avec une projection lumineuse. Les Fées ont également numérisé des ossements afin de reconstituer le squelette d’un reptile plus vrai que nature…

Pour réaliser ces 25 programmes très différents (y compris des ambiances sonores) dont la diffusion a été assurée par Vidélio, les Fées ont bien entendu recouru aux logiciels libres (Blender et Krita) et à Unity pour gérer toutes les interactivités. « C’est la dimension pédagogique du projet qui s’attache à la valorisation du patrimoine et à la transmission des savoirs qui nous a séduits ici », précisent Les Fées Spéciales qui continuent à prôner la polyvalence et l’hybridation des métiers et des outils..

 

 

RENCONTRE AVEC LA PRODUCTRICE VIRGINIE GUILMINOT, COFONDATRICE DES FÉES SPÉCIALES

Médiakwest : Trois ans après la création des Fées Spéciales, où en êtes-vous ?

Virginie Guilminot : À un âge critique ! Nous sommes arrivés à un palier où nous devons impérativement consolider la Scop afin qu’elle devienne pérenne. Et ce, non seulement au niveau économique, mais aussi de l’outil de production et de l’équipe opérationnelle. Celle-ci est jeune et comprend des profils diversifiés en âge et formation (de l’autodidacte à l’universitaire). Comment l’organiser afin qu’elle ne devienne pas une chaîne linéaire, séquentielle et industrielle ? C’est le risque à chaque changement d’échelle. Comment la coopérative peut-elle le gérer ? Comment grossir sans devenir industriel et continuer à défendre la sécurisation des parcours des intermittents ainsi que nos valeurs ?

 

M. : La fragmentation de la chaîne de fabrication dans les métiers de l’animation est-elle inéluctable ?

V. G. : Les logiciels du commerce s’adressent à des experts, mais la valeur ajoutée d’un projet ne réside pas dans la dernière version d’un logiciel, mais dans le talent des équipes. Moi qui suis issue de cette époque « préhistorique » du généraliste, j’ai une vision très globale. L’enjeu est de garder l’équilibre entre l’innovation technique et l’innovation sociale, garante de cette manière de coopérer. Chez Les Fées Spéciales, il n’y a pas de séparation entre les équipes de développement et les infographistes. Nous sommes tous impliqués dans le projet. Certains d’entre nous suivent même une formation d’analyse financière. Pour pouvoir être coopérateurs ou coopératrices, il faut savoir en effet lire des comptes de résultat et des bilans afin de prendre des décisions stratégiques pour l’entreprise.

 

M. : Les Fées Spéciales ont-elles ouvert de nouvelles pratiques numériques ?

V. G. : Sur la démocratisation de Blender, je pense que nous avons joué un rôle. Sans vouloir donner de leçon, nous essayons d’être vertueux et inspirants. Nous avons prouvé que notre modèle pouvait fonctionner. Il est facile toutefois, pour un jeune studio, de faire le choix du libre. Pour un studio plus confirmé, ce choix peut s’avérer plus risqué car le logiciel bouscule les habitudes et les pratiques. Je suis étonnée et ravie de voir la faculté d’apprentissage des jeunes animateurs qui sont parfois autodidactes, et avec quelle facilité ils se lancent dans de nouvelles expérimentations.

 

Article paru pour la première fois dans Mediakwest #29, p.80/81. Abonnez-vous à Mediakwest (5 numéros/an + 1 Hors-Série « Guide du tournage ») pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.