Le magazine Variety relève notamment dans les statistiques de la MPAA que le nombre de spectateurs qui vont au cinéma au moins une fois par mois, les « frequent » dans la terminologie américaine, a baissé de 10 % en un an. Et dans la tranche d’âge des 18-24 ans, le nombre de « frequent » régresse pour la quatrième année consécutive : il a fondu de plus d’un tiers entre 2012 et 2015.
Ces résultats ont de quoi inquiéter. Les « frequent », l’équivalent des spectateurs réguliers en France, sont le moteur de la fréquentation des salles américaines : ils réalisent à peu près la moitié des entrées chaque année ; et les 18-24 ans, qui représentent près d’un cinquième du total des « frequent », en sont l’un des principaux réservoirs.
Mais la MPAA relativise : même si les « réguliers » ont été moins nombreux en 2015, ils sont allés plus souvent au cinéma – chacun a réalisé dix-huit entrées en moyenne –, au point qu’ils ont acheté globalement plus de tickets qu’en 2014.
Le cinéma américain est-il en train de perdre son cœur de cible ?
Si on va un peu plus loin dans l’analyse des statistiques de la MPAA, on s’aperçoit que le souci ne vient pas seulement des 18-24 ans : les deux autres piliers de la fréquentation, les réguliers de 12 à 17 ans et de 25 à 39 ans, ont aussi tendance à s’affaisser depuis 2012.
Dans ces trois classes d’âge réunies, le nombre total de « frequent » a baissé de près d’un quart (– 24,2%) depuis 2012, soit sept millions de spectateurs dont la fréquentation est passée, en l’espace de quatre ans, sous la barre des douze entrées annuelles. Certes les 12-39 ans représentent encore plus de la moitié des spectateurs réguliers en 2015 (54 %), mais ils en constituaient presque les deux tiers au début des années 2010.
Est-ce le signe d’une vraie désaffection des spectateurs américains les plus mordus ? Les ennemis déclarés du cinéma en salles (streaming, piratage, jeux vidéo…) sont-ils en train de gagner ? Quatre années de déclin, même consécutives, ce n’est pas assez pour affirmer que le cœur du public américain se désagrège, même si la tendance est marquée (d’autant que, dans la tranche des 25-39 ans, le nombre de réguliers s’est remis à progresser – lentement – en 2014 et 2015, après avoir fortement baissé les deux années précédentes). Une chose est sûre : les « frequent » de 12-39 ans sont à peu près revenus fin 2015 à leur niveau de consommation de la fin des années 2000, juste avant que les salles ne passent au numérique et à la 3D. (Voir le graphique 1)
La relief, un stimulant puissant mais éphémère
Entre 2009 et 2012, les salles des États-Unis et du Canada ont conquis, à périmètre à peu près constant (entre 39 000 et 40 000 écrans), près de 10 millions de spectateurs réguliers dans la population des 12-39 ans (à rapporter aux sept millions « perdus » les trois années suivantes). Cette forte hausse coïncide avec l’envolée du parc de salles numériques et de la projection en relief. (Voir le graphique 2)
Dire que la 3D est à l’origine de ces dix millions de « frequent » supplémentaires serait sûrement excessif : les films y sont obligatoirement aussi pour quelque chose et le numérique tout court (hors relief) a aussi exercé son effet d’attraction. Mais à partir de la sortie d’Avatar – deuxième succès de tous les temps – en décembre 2009, difficile de ne pas placer l’impact de la 3D au premier plan.
Mais en 2011, alors que deux fois plus de films sortent en relief qu’en 2009, l’effet 3D commence déjà à fléchir (voir le graphique 3) : les Américains qui sont allés voir au moins un film en relief cette année-là sont moins nombreux qu’en 2010 et la baisse va se poursuivre jusqu’en 2015. Les causes ont été analysées : stéréoscopie imparfaite, appliquée à des films eux-mêmes jugés fréquemment décevants, et donc une majoration du prix du ticket souvent mal digérée. Toutes les études aboutissent à ces conclusions. Il faut pourtant les relativiser, car la 3D s’est installée durablement dans le paysage : un tiers des Américains sont encore allés voir au moins un film en relief en 2015.
Le premium : un nouveau stimulant pour relayer l’effet 3D
C’est quand même grâce à une petite manipulation que le taux de pénétration de la 3D dans la population américaine s’est remis à augmenter en 2015 : aux spectateurs qui ont vu au moins un film en relief, la MPAA a ajouté, pour la première fois, ceux qui ont vu au minimum un film en format premium. Le premium n’est pourtant pas obligatoirement synonyme de projection 3D, de même que le relief est loin d’être systématiquement du premium.
Une façon de dire que la 3D a trouvé son prolongement dans le premium ? La lecture du bilan 2015 de la MPAA montre en tous cas clairement que l’association a décidé de faire du PLF (Premium Large Format – on peut se contenter de premium en français) son nouveau cheval de bataille.
Qu’est ce qu’une salle premium ? Imax a lancé le concept en 1971. Pour faire court : écran géant (jusqu’à 30 mètres de base aujourd’hui – plutôt 15 dans les années 70), qualité d’image et de son très élaborée, parfait confort d’assise et de vision pour les spectateurs.
Les procédés qu’Imax avait développés à l’époque de l’argentique pour offrir de telles conditions aux spectateurs (caméras et projecteurs spéciaux, pellicule 70 mm quinze perforations…) ont fondé sa légende. Puis les technologies numériques, introduites dans les années 2000, ont permis à Imax de transformer le mythe en succès commercial (840 écrans à travers le monde fin 2014). Elles risquent maintenant d’entraîner sa banalisation, Imax devenant plus facilement reproductible – ou du moins imitable – avec le digital, le laser et le son immersif.
Imiter Imax est la grande tendance actuelle dans l’exploitation : tous les grands circuits américains ou presque ont leur propre marque premium : Regal RPX, AMC Prime, Cinemark XD…
Longtemps partenaires d’Imax – dont la plupart des écrans sont implantés dans l’enceinte de multiplexes – les exploitants cherchent désormais à reprendre le concept et les recettes à leur compte, chacun à sa façon : double projecteur xénon ou laser de forte puissance (RGB), son 7.1, Atmos, Auro 3D ou DTSX, fauteuils cuir éventuellement inclinables, parfois dotés de leurs propres renforts de basse…
Le développement des offres de cinéma premium fait l’objet d’une collaboration plus ou moins étroite entre les exploitants et les fabricants d’équipements de projection. AMC Prime, la marque premium d’AMC, deuxième circuit américain en nombre de salles, est le fruit d’un partenariat très poussé avec Dolby : système de projection Dolby cinéma à très haut contraste (basé sur des projecteurs laser Christie de forte puissance), aménagement des salles conformément aux spécifications de Dolby pour optimiser l’impact du procédé (revêtement noir mat sur les murs, éclairage spécial pour le balisage des issues de secours et des marches…), son immersif Dolby Atmos.
Si la projection sur écran géant est le dénominateur commun des offres premium, un format fait exception : le cinéma à 270 ° qui consiste à projeter les images sur un triptyque d’écrans. Lancé par Barco aux USA et en Europe sous la marque Barco Escape, ce procédé premium n’a pas besoin d’être installé dans les plus grandes salles. Barco espère tirer profit de cette spécificité pour placer des salles Escape dans des cinémas qui ont déjà un écran premium « standard ».
Aux États-Unis et au Canada, le segment des salles premium est celui qui connaît actuellement la plus forte expansion : 16 % d’écrans supplémentaires en l’espace d’un an – 763 fin 2014, 888 fin 2015 d’après la MPAA. Quelque 125 salles de plus, c’est à la fois peu et beaucoup, compte tenu de l’investissement (jusqu’à 660 000 $ pour convertir une grande salle en écran premium dans un multiplexe d’après Film Journal).
Quel avenir pour le premium ?
Le premium a des atouts sérieux pour (re)conquérir le public : les progrès des technologies de projection – le laser, mais aussi la double projection xénon – permettent d’optimiser la qualité de l’image sur les écrans de très grande taille, notamment pour la 3D ; le son immersif a démontré sa capacité à changer radicalement la perception sonore (Gravity en est probablement pour l’instant la meilleure illustration, comme Avatar reste incontestablement le film étalon de la projection 3D) ; et même si ce n’est pas obligatoirement ce qu’attendent les spectateurs les plus jeunes, le confort des fauteuils fait office de cerise sur le gâteau.
Le prix d’une place premium est majoré d’environ 40 % par rapport au tarif normal, alors que la majoration du ticket 3D est de l’ordre de 20 %. C’est beaucoup plus cher, mais ça n’entame pas sérieusement le budget cinéma des spectateurs réguliers s’ils font deux ou trois de leurs sorties annuelles dans des salles premium. Reste à savoir si ce rythme sera suffisant pour amortir les investissements en cours.
Quoiqu’il en soit, l’effet du premium sera obligatoirement différent de celui de la 3D : les investissements étant plus lourds et supportés uniquement par les exploitants (pas de VPF), le parc de salles premium va progresser plus lentement que celui des écrans relief, ce qui n’est pas un mal si cela peut conduire à un meilleur ajustement de l’offre à la demande.
Le premium peut-il à terme faire entrer le cinéma dans une autre dimension, celle d’un spectacle plus sophistiqué et plus cher auquel on assistera de manière plus exceptionnelle ? L’hypothèse n’est pas à exclure : on retrouve chaque année dans le bilan de la MPAA un tableau qui compare le coût d’une sortie au cinéma en famille à celui que cette même famille doit débourser pour aller dans un parc d’attractions ou assister à un match de base-ball ou de basket. Le rapport est au minimum de 1 à 4 en faveur du cinéma.
Si les spectateurs américains ont besoin du premium pour avoir le sentiment d’un spectacle exceptionnel qu’ils ne peuvent pas vivre chez eux, alors pourquoi pas ? Surtout si les films finissent par sortir à la maison en même temps qu’au cinéma. Mais on n’y est pas.
* Cet article est paru pour la première fois, dans Mediakwest #17. Abonnez-vous à Mediakwest (5 nos/an + 1 Hors série « Guide du tournage) pour recevoir, dès leur sortie, nos articles dans leur totalité.