
La projection en avant-première du film Joseph Kessel : la mallette de l’ogre, réalisé par Patrick de Saint-Exupéry, ouvrait le festival des Hauts-de-France. C’est avec ce portrait d’un homme de lettres et d’action aux multiples vies, que Georges Marque-Bouaret, délégué général du FIGRA, lançait cette nouvelle édition du festival début avril au cinéma Majestic de Douai. Au programme, 70 films internationaux dans des catégories maintenant bien rôdées : plus et moins de 40 minutes, Autrement vu, Terre d’histoire(s), Coup de pouce, sans oublier la sélection Hors compétition.
« Dans chaque pays, il y a matière à réfléchir sur la condition de la femme, de l’enfant, de l’environnement, de la liberté d’expression, des dérives des puissances politiques… », affirmait Georges auprès de médias venus couvrir l’événement. La programmation 2025 confirme naturellement ses propos.
Un monde violent
Parmi les films que nous avons pu voir lors de notre présence sur le festival, plusieurs œuvres, portées par des sujets parfois très durs, ont retenu notre attention. L’une d’entre elles est réalisée par Marianne Getti et Agnès Nabat. Le documentaire de 35 minutes (diffusé fin 2024 sur Arte) Tigré : viols, l’arme silencieuse, s’intéresse et donne la parole aux femmes qui ont été les victimes directes de la guerre au Tigré, province éthiopienne, en lutte contre le pouvoir central.
Entre 2020 et 2022, plusieurs milliers de femmes sont violées et torturées. Comme si l’horreur subie ne suffisait pas à leur malheur, elles sont le plus souvent rejetées par leurs proches et sont véritablement ostracisées par une société très traditionaliste. Leurs souffrances sont passées sous silence.
La narration du film est portée principalement par les témoignages de deux femmes qui se battent pour aider ces victimes. Il y a tout d’abord Meseret Hadush, une ancienne pianiste mais aussi star de la téléréalité du pays qui a elle-même vécue ces atrocités durant la guerre. Il y a ensuite Mulu Mesfin, une infirmière qui officie à l’hôpital public.
Les réalisatrices nous embarquent au plus près de ces deux protagonistes qui, à leur tour, nous emmènent au contact de celles qu’elles soutiennent dans leur tentative de survie après l’effroi. Outre son sujet fort et poignant, la qualité de ce film, qui a obtenu le grand prix du FIGRA, tient dans la proximité qui semble s’être tissée entre les deux autrices et leur deux personnages principaux.
Quand les contraintes forgent le film
Sur une thématique assez proche, un autre film a été primé, cette fois par le prix pour les Droits Humains (+40 min) il s’agit d’Irak, les enfants bannis de Pascale Bourgaux. Le résumé officiel du film est le suivant : Ana, jeune yazidie, traverse le Kurdistan en cachette pour revoir sa fille Marya, qu’elle n’a plus vue depuis quatre ans. En 2014, Ana, comme des milliers d’autres, a été kidnappées par Daech et réduite à l’esclavage sexuel. De ces viols est née une petite fille, Marya, qu’Ana sera obligée d’abandonner à la libération. Considérés comme des « bâtards » par la communauté yazidie, tous les enfants nés des viols par les djihadistes sont bannis. Malgré les interdits familiaux et religieux, Ana retrouve la trace de sa fille et elles vont passer 48 heures ensemble.

Fruit de huit années d’enquêtes, Irak, les enfants bannis est un film qui brise le tabou et le silence auxquels sont condamnées les mères yazidies et leurs enfants nés des viols. Dans sa forme, ce documentaire est intéressant à plusieurs égards. Tout d’abord, Ana, que nous suivons durant l’ensemble du film, doit impérativement ne pas être reconnue, ni même être filmée dans l’espace public. C’est une question de sécurité pour elle et surtout la seule garantie pour qu’elle ne soit pas rejetée par sa famille. « Avec Mohammad Shaikhow, qui a coécrit avec moi le film, nous avons imaginé qu’Ana pourrait raconter son histoire durant le très long trajet en voiture qui l’amène vers sa fille. Cela permettait de la filmer de dos, et donc de ne pas avoir besoin d’un horrible floutage ou quelque chose du genre. En plus, nous bénéficions des paysages environnants et de la lenteur du voyage pour avancer très progressivement dans la narration », explique la réalisatrice.
La contrainte de départ s’est transformée en un effet de style particulièrement judicieux, tant sur le fond que sur l’esthétique. « À partir des impératifs d’anonymat incontournables, qui auraient pu rendre presque impossible la réalisation de ce film, c’est une écriture singulière qui s’est mise en place au fur et à mesure de notre réflexion », poursuit Mohammad.
L’œuvre a fait l’objet d’une sortie en salle (film de 74 minutes, sous le titre Hawar, nos enfants bannis). Il était alors conçu sans aucune voix off mais a dû être « reformaté » pour les besoins de la diffusion en télévision (pour la RTBF notamment) avec cette fois l’ajout d’un commentaire et une durée totale réduite à 52 minutes. C’est cette dernière version qui était proposée par le FIGRA. Si l’exercice pouvait s’avérer délicat (comme souvent dans ce genre de cas de figure), le pari est réussi et permet une plus large diffusion sans pour autant perdre l’âme du film original.

Une immersion totale avec les gangs
Haïti : la loi des gangs est un film immersif qui dresse un portrait saisissant de Port-au-Prince pris au piège d’une guerre des gangs brutale. Des groupes armés, autrefois rivaux, ont forgé de puissantes alliances qui leur permettent de prendre le contrôle de plus de 80 % de la capitale haïtienne. Ce documentaire montre les répercussions humaines de ce conflit, grâce à des accès inédits à ceux qui ont pris par la force le contrôle de la ville, mais aussi des entretiens poignants avec des victimes et des défenseurs des droits de l’Homme. Au milieu du chaos et de la destruction, un récit de résilience et de créativité émerge ; une scène artistique dynamique qui continue de prospérer.
Roméo Langlois et Catherine Noris Trent, les réalisateurs, nous emmènent au cœur des gangs, au milieu de personnalités qui nous glacent le sang tant la violence qu’ils dégagent est prégnante. Et c’est sans doute là que se situe la force principale de ce 52 minutes. « Il y a eu tout un protocole sécuritaire de mis en place avant de contacter les chefs de gangs et d’avoir leur accord pour tourner avec eux en immersion. Je précise qu’à aucun moment nous n’avons payé pour avoir ces accès, ce qui aurait été totalement contraire à la déontologie du journaliste. Ce qui a facilité l’obtention de leur autorisation est en parti lié au fait qu’ils souhaitent apparaître auprès des instances internationales comme les seuls interlocuteurs possibles dans la ville, pour d’éventuels dialogues de paix », tient à préciser Roméo.
Le tournage de ce reportage a été évidemment très dangereux, et les images de tirs sur les passants et sur les deux réalisateurs eux-mêmes le confirment. Il faut dire que Roméo Langlois, journaliste pour France 24 (chaîne qui a produit et diffusé le grand reportage) a l’expérience des tournages à risque. Diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris, il part vivre en Colombie en 2002 et couvre pendant une dizaine d’années l’actualité sud-américaine en tant que correspondant pour Le Figaro, puis de France 24. Il y travaille notamment sur la guérilla des FARC pour de nombreux médias et sociétés françaises de production. En avril 2012, alors qu’il couvre une opération militaire anti-narcotique de l’armée colombienne, il est blessé dans des combats et pris en otage par les FARC. Ces derniers le maintiennent captif durant trente-trois jours. Colombie à balles réelles, tourné pendant les combats, est récompensé en 2013 par le Prix Albert-Londres.
De la création à part entière
Grâce à la diversité de l’ensemble des films sélectionnés dans les différentes catégories, le FIGRA 2025 a une fois de plus prouvé que le grand reportage de société et d’investigation est toujours à la recherche de nouvelles écritures. Si le danger est parfois présent durant le tournage, le travail de préparation en amont et l’ingéniosité au moment du montage en font aussi des œuvres formelles qui suscitent autant l’admiration pour les faits dénoncés que pour la créativité de leurs auteurs.
Article paru pour la première fois dans Mediakwest # 62, p.118 – 120