En 2020, l’Euro de football se disputera dans treize pays. Une première. De même, l’édition 2026 du Mondial, qui changera de format pour l’occasion (48 équipes et 80 matchs), pourrait s’élargir à toute une zone géographique, après que la candidature commune des États-Unis, du Canada et du Mexique a été validée par la Fédération internationale de football (Fifa). En attendant peut-être celle des pays de l’est asiatique (Chine, Japon et les deux Corée) à l’organisation du Mondial 2030. Du côté du Comité international olympique (CIO) également, l’idée d’attribuer les Jeux à des villes très éloignées les unes des autres, voire un pool de pays, fait son chemin.
En présence de cette délocalisation à grande échelle, « pour les téléspectateurs, c’est bien ; pour les supporters, la logistique est complexe ; pour les diffuseurs, c’est un nouveau challenge », réagit Yves Bouillon, responsable technique des productions extérieures à TF1.
La « remi » production à son apogée
Au regard des distances, les diffuseurs ne pourront pas déployer leurs propres moyens partout, d’où une augmentation probable des solutions multi-uni comme la production IP « at home ». Ainsi, lors du Mondial au Brésil, TF1 avait utilisé le dispositif « Two Cams Kit » proposé par HBS, l’opérateur hôte de la compétition pour le compte de la Fifa, à des fins privatives.
« Deux caméras, deux IFB, deux micros HF et deux circuits de coordination étaient fournis et permettaient de couvrir cinq positions sur le terrain à des moments précis. Ce dispositif couvrait l’ensemble de nos besoins éditoriaux et était livré directement à l’International Broadcast Centre (IBC) installé à Rio. Il ne nous restait plus qu’à assurer la continuité jusqu’à notre siège de Boulogne via nos contributions privatives en JP2K », explique Yves Bouillon.
De même, lors des derniers JO d’été, Canal +, à l’instar d’autres diffuseurs (NBC Olympics…), avait pris le parti de récupérer les flux des caméras multilatérales et unilatérales à Paris pour une fabrication « at home » du programme final. « Du coup, pendant la quinzaine olympique, nous avons pu opérer sept chaînes, au lieu d’une ou deux, et nous avions cinq plateaux-régies dédiés aux Jeux, grâce aux moyens de la Canal + Factory que nous n’aurions jamais pu déployer sur place, sauf à payer une fortune », explique de son côté François-Charles Bideaux, directeur de production du pôle sport.
Aujourd’hui encore, l’organisation des grands événements repose sur une construction en étoile centrée sur un IBC pour la production et la distribution des contenus. Qu’en sera-t-il pour l’Euro 2020, par exemple, dont les matchs auront lieu à Bakou, Copenhague, Bilbao ou encore Saint-Pétersbourg ?
« Deux façons de faire sont possibles, soit continuer à produire dans les stades, selon le modèle traditionnel, mais à des coûts de plus en plus difficiles à maîtriser, soit mettre en place une production centralisée avec un pool de ressources capable de produire plusieurs matchs par jour, l’équation économique étant ici beaucoup plus favorable », expose Nicolas Déal, TV transmission manager pour l’Union des associations européennes de football (UEFA).
Dans de nombreux pays (Allemagne, Australie, Belgique, Espagne, Norvège ou encore Suède), ce type de production devient la norme pour des compétitions domestiques et n’offre que des avantages : « moins de personnels dans les stades, moins de déplacements, une multiproduction de formats autour du même événement, ainsi qu’une mutualisation des moyens », énumère Nicolas Déal.
Encore faut-il que les conditions du marché le permettent, comme le rappelle François-Charles Bideaux : « En Espagne, par exemple, Mediapro produit en moyenne dix matchs par journée de championnat de LaLiga. Chez nous, à l’heure actuelle, Canal + produit trois matchs de Ligue 1 et beIN Sports, sept. L’éclatement des droits fait qu’en France, aucun acteur n’est capable de mettre en place une production centralisée suffisante pour que celle-ci soit rentable. À moins qu’une entité tierce, prestataire ou autre, et moyennant de lourds investissements, fasse bénéficier les chaînes d’un outil centralisé et mutualisé. »
De la même manière, au-delà des aspects techniques, la commercialisation des droits peut impacter la façon dont des événements internationaux récurrents, comme le Mondial ou l’Euro, ainsi que leurs déclinaisons (compétitions de jeunes, tournois féminins…), seront produits. Sans parler du poids des sponsors, dont l’influence fait que certaines finales de compétitions européennes, par exemple, pourraient se jouer en dehors du continent.
Dans ce contexte, « l’exploitation par une organisation comme l’UEFA d’une infrastructure permanente délocalisée, permettant à la fois d’éditorialiser des programmes, par la fabrication de fichiers, et leur accès pendant et en dehors des compétitions, ainsi que de gérer des archives, qui sont finalement les mêmes images mais utilisées a posteriori, peut avoir du sens », éclaire Pierre Maillat, en charge des études et de l’architecture au sein de la Direction Technique Édition (DTE) du groupe Canal +.
Déjà les graphismes dans la langue d’origine ou le son multicanal ne sont plus produits sur place. Et déjà, lors de l’Euro 2016, un test de remote production entre le stade de Bordeaux et l’IBC de la porte de Versailles, à Paris, fut réalisé en 4K à l’aide de quatre caméras et d’une solution de serveur Full IP native.
« Par essence, tout ce qui est near live devrait être déjà beaucoup plus remote », estime Franck Choquard, responsable produits et marketing pour l’Eurovision. « À cet égard, il est intéressant de voir comment la Première League anglaise donne vie aux contenus non linéaires, comment elle les traite, comment elle les package, comment elle les distribue. »
Pour François-Charles Bideaux, grâce à une production centralisée, « ne se déplaceront que les personnels qui sont à l’antenne pour les présentations, les interviews et les commentaires. Hormis la captation, tout le reste se fera à la maison. »
Du coup, « si j’envoie moins de monde pour optimiser mes contenus, j’ai besoin de plus de solutions pour y accéder », renchérit Franck Choquard. La question centrale du dimensionnement des moyens virtuels et/ou physiques sur site et hors site, et plus précisément de la plate-forme à créer par l’opérateur hôte, se trouve ainsi posée. Quant à la réponse, celle-ci dépendra, pour l’essentiel, du réseau.
L’enjeu du réseau
« Comme pour les événements dans un seul pays, le problème n’est jamais dans la partie longue distance, mais dans la boucle locale. En ce sens, une organisation élargie ne présente pas de différence fondamentale avec les événements locaux. En revanche, le fait d’avoir à interconnecter de multiples opérateurs est un vrai défi », souligne Nicolas Déal.
Cependant, des réseaux comme Colt, Orange, Tata, BT ou encore Interoute, qui disposent d’équipes et de ressources dans de nombreux pays, sont capables, si nécessaire, d’assurer une homogénéité des opérations.
Le point critique est plutôt que les demandes de services ne sont pas habituelles. Ainsi, pour l’Euro 2020, « l’architecture demandée est la suivante : deux liens point à point physiquement séparés, sans solution de protection (SDH ou autre) entre chaque stade et l’IBC (celle-ci étant assurée par le client et basée sur l’architecture redondante du réseau) ; et, entre le stade et le PoP (Point of Presence) le plus proche, seulement des fibres noires. Ce ne sont donc pas des demandes auxquelles sont habitués les telcos », convient Nicolas Déal.
Par ailleurs, l’aspect sécurité devient de plus en plus prégnant pour des événements très exposés, comme le Mondial ou l’Euro. « Un réseau comme le nôtre, par exemple, qui a atteint une taille critique (70 000 km de fibre), fait l’objet de milliers d’attaques tous les jours. Et clairement, à l’échelle d’un continent, il y a un facteur multiplicateur des différents risques (hacking, fiber cut…) liés à la continuité du service », alerte Bastien Aerni, vice-président d’Interoute Suisse, notamment en charge du sport.
De son côté, l’IP devient aujourd’hui un standard pour le transport des signaux. « Cela signifie qu’ils peuvent voyager sur de longues distances, à des coûts raisonnables », souligne Christophe Messa, responsable produit et spécialiste de la technologie IP chez EVS. « Le passage à la distribution IP a déjà commencé, mais aujourd’hui, à cause de l’absence de standard, il s’agit en général de SDI compressé sur IP », nuance Nicolas Déal. « Avec l’essor du SMPTE 2110, on peut espérer qu’une véritable distribution IP pourra voir le jour dans un futur proche. »
Quant à la livraison par satellite, lequel n’est plus utilisé pour les contributions, sinon comme solution de back-up, elle reste la moins onéreuse et la plus facile à mettre en œuvre pour la multidistribution. Toutefois, « il peut y avoir un changement de paradigme car, sur un même signal satellite, la bande passante ne peut pas évoluer », pointe Bastien Aerni.
De leur côté, les diffuseurs chercheront toujours le meilleur compromis entre latence, sécurité, nombre de liaisons et coûts. « À ce titre, nous utilisons des liaisons IP sur deux circuits différenciés, le tout géré par des Nimbra de chez NetInsight », précise Yves Bouillon pour le groupe TF1. « Dans un proche avenir, je ne vois pas de changement fondamental, sauf à équiper les sites de compétition de liaisons Internet SDSL et, ce faisant, à compléter le dispositif par des unilatérales utilisant des équipements de type Aviwest, LiveU ou autre, auquel cas le niveau de sécurité escompté peut être moindre. »
Telcos : un nouveau modèle à trouver
Aujourd’hui, pour tout ce qui est near live, services additionnels où la valeur ajoutée n’est pas forcément sur la qualité de l’image mais sur son contenu, Internet devient une alternative crédible à la fibre ou au point à point. Du coup, « cela met quand même sous pression les telcos et leur business model, lequel effectivement ne correspond pas aux besoins d’un événement ponctuel », convient Bastien Aerni.
D’ailleurs, Interoute porte depuis quelques années un projet d’interconnexion globale à l’échelle du continent, qui pourrait voir le jour à la faveur de l’Euro 2020. « Le modèle que nous préconisons est d’avoir une couverture permanente, mais commercialement activée au moment d’un événement », résume le responsable.
Pour l’heure, le business model des telcos consiste à charger l’utilisateur en fonction de la « quantité » consommée, quand les coûts décroissent et deviennent minimes pour les valeurs de bande passante que sont les lambdas. « Pour un telco, la ressource la moins chère est le lambda de base de son réseau optique. Toute valeur de bande passante inférieure au lambda nécessite d’ajouter des équipements supplémentaires (cartes…) et, donc, accroît les coûts », décrypte Nicolas Déal.
La mise en place de réseaux unifiés à grand débit (lambdas de 100 GigE) et faible latence n’a aujourd’hui rien d’une première. Tous ont les mêmes caractéristiques (en Layer 1) et les bandes passantes sont les mêmes, ainsi que les protocoles de transport (Ethernet). Dans le cas de l’Euro 2020, notamment, « il n’y a donc pas lieu de s’inquiéter de la faisabilité technique », poursuit le représentant de l’UEFA. « En revanche, la mise à disposition par les telcos de ressources de leurs backbones peut créer plus de difficultés, surtout quand on sait que ces ressources n’ont qu’un coût marginal et que cette information est considérée comme critique par les intéressés. Habitués à vendre de petits débits à des prix élevés, les telcos ont du mal à recevoir de faibles montants pour des lambdas de 100 GigE ! »
Quels outils ?
De plus en plus, dans l’écosystème du sport, les fournisseurs de services élaborent eux-mêmes des solutions software, donc « cloud-compatibles ». « C’est un pas de plus vers un IBC virtuel, une alternative aux équipements lourds, coûteux et, parfois aussi, fragiles à déplacer pour des événements ponctuels », juge Bastien Aerni.
La stratégie d’EVS, parmi d’autres constructeurs, va dans ce sens. Pour la société belge, l’enjeu n’est pas tant la délocalisation en tant que telle, mais plutôt la flexibilité opérationnelle. « Le découplage des moyens de captation, des équipements cœurs et des interfaces utilisateurs est le principal moteur de cette flexibilité. Un des paramètres permettant celle-ci est l’adoption de l’IP pour les flux audio/vidéo temps réel », explique Christophe Messa.
EVS a ainsi été l’un des premiers à élaborer des solutions, comme IPWeb, Xplore, C-Cast ou, plus récemment, C-Next, favorisant le travail des équipes de production en mode décentralisé. « L’ensemble de la gamme EVS (serveurs de production Live, switchers et outils de contrôle pour la gestion du contenu ou les ralentis) sera d’ici le début 2018 entièrement IP Enable », annonce Nicolas Bourdon, directeur marketing.
Ainsi, « tous nos produits pourront supporter des flux IP nativement, sans devoir passer par des encodeurs SDI-IP, ce qui est encore le cas pour une grande partie du marché », complète son collègue. Dès aujourd’hui, les serveurs de production live XT4K et XS4K (version studio) gèrent nativement des flux IP (sous protocole SMTPE 2022-6) et, d’ici à la fin de l’année, ces serveurs géreront le nouveau protocole standard (2110) défini par la SMPTE.
Par ailleurs, lors du dernier NAB de Las Vegas, marqué notamment par une accélération de la standardisation de l’IP dans l’industrie, EVS a annoncé le lancement du Broadcast Controller IP (BCIP), un outil software permettant de garantir le routage et le monitoring des flux IP live dans un réseau de la même essence. « Ce nouveau produit sera officiellement commercialisé à partir de l’automne 2017 », précise Nicolas Bourdon.
« Les outils, on les a », résume Pierre Maillat. Ainsi, le JP2K, qui a l’avantage d’être robuste et d’avoir une faible latence par rapport au H264, est un excellent compromis pour la remote production. En revanche, « à moins de très gros efforts, le H265 nécessite beaucoup trop de temps de traitement », estime Yves Bouillon.
D’autre part, si, un temps, les technologies de réseau IP et les workflows de production n’étaient pas suffisamment synchrones pour de la captation Live, « beaucoup d’efforts ont été accomplis depuis et, aujourd’hui, la frame accurency n’est plus un problème, ni la latence », constate le responsable.
Du côté des protocoles, OpenFlow, SMPTE 2110 et VSM suffisent à la mise en place de nouveaux workflows adaptés aux nouvelles réalités du passage à l’IP. Par ailleurs, des solutions intermédiaires de type VC-2 ou TICO peuvent permettre de réduire la bande passante nécessaire. Cependant, « c’est par l’ “archivage Live” que l’efficacité maximale sera atteinte », avance Nicolas Déal, avant de développer : « Si toutes les sources sont disponibles, dans un data center, en un délai inférieur à une trame vidéo, la réalisation en direct devient un simple exercice de postproduction, le workflow devenant unique, quel que soit le type de production désiré. »
Le sport dans les nuages ?
En matière de stockage, le développement de solutions de type cloud va permettre de disposer de capacités quasi illimitées. Et ce, de manière temporaire, répondant ainsi parfaitement aux besoins des grands événements. Clairement, l’avenir est à un cloud privé, géré par des acteurs convergés, type Interoute, sinon les organisations sportives elles-mêmes, avec une capacité de débordement sur le cloud public en cas de problème de routage et de congestion. « Aujourd’hui, la principale contrainte est un throughput insuffisant des solutions grand public. Mais celle-ci va être levée très rapidement avec le développement des ressources à base de FPGA », pronostique Nicolas Déal.
Le dernier NAB a encore mis sous les projecteurs le cloud et ses possibles, dans la diffusion – Discovery en fournit de beaux exemples – comme dans la postproduction, typiquement à la faveur de l’accord de partenariat qu’Avid vient de sceller avec Microsoft Azure. Quant au Live, Cisco s’érige en acteur incontournable pour la gestion et la maîtrise des signaux en temps réel.
« Tous ces facteurs font que la manière de concevoir les installations, donc les services, va changer. Après, il faudra aligner ça avec les impératifs de production et les coûts que cela représente », résume Pierre Maillat. Et couvrir, in fine, la problématique du réseau entre le cloud et les ayants droit.
D’ores et déjà, il est possible d’assurer des directs multiples et leur multidistribution dans des délais comparables à ceux du satellite. En revanche, « ce que nous ne savons pas faire, c’est garantir la sécurité des dispositifs », insiste Yves Bouillon. « Au regard des enjeux financiers, je ne connais encore personne qui prendra la responsabilité de passer par le cloud pour la diffusion d’un match regardé par des millions de téléspectateurs. Mais c’est une question de temps… ».
* Extrait de l’article paru pour la première fois dans Mediakwest #23, p.68-71. Abonnez-vous à Mediakwest (5 nos/an + 1 Hors série « Guide du tournage) pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur totalité.