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Lucie Hardoin, la femme qui fait du bien au binaural

La première tête de prise de son binaurale a été mise au point 1933... Avec le son binaural, la captation ou la synthèse de sons, reproduits via un casque, plongent l’auditeur dans une sphère auditive immersive. L’enregistrement binaural permet une écoute d’hyper proximité, une externalisation des sources : on a l’impression qu’elles sont en dehors du casque.
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Qui est Lucie Hardoin ?

Artiste multifacette, musicienne et technicienne, Lucie est diplômée de la MST Image et Son de Brest (devenue l’ISB), études qu’elle a poursuivies, couronnées par un master 2 en son multicanal.

Chef opératrice du son (documentaire et fiction), Lucie intervient dans de nombreuses écoles audiovisuelles de Bretagne : l’ISB, la licence CIAN de Saint-Brieuc, l’ESRA à Rennes et à Paris, le BTS audiovisuel de Lesneven, l’école d’audioprothèse de Fougères et dans des modules audiovisuels de marketing et de com. Elle est aujourd’hui une spécialiste reconnue du son binaural.

C’est Pascal Rueff qui a transmis à Lucie sa passion du son binaural ; il était son professeur à la MST Image et Son de Brest. En 2004, elle est partie à New York pour réaliser des documentaires sur le jazz avec une prise de son assez originale : des micros omnidirectionnels DPA 4060 confortablement lovés dans ses oreilles. Dans le cadre d’un stage, elle fera cette même année de la création binaurale et de la recherche sur des plugins en développement chez France Telecom Lannion (maintenant Orange Labs).

Depuis dix ans Lucie s’attelle à démocratiser les technologies binaurales et à sensibiliser tous les publics à ce son 3D en prenant grand soin d’utiliser le véritable mot de binaural, là où certains utilisent « trompeusement » les termes d’holophonie ou d’holohead.

Nous avons isolé les meilleurs passages d’une interview passionnante. Laissez-vous guider, Lucie nous emmène au cœur du son 3D.

 

 

Le binaural en quelques lignes

« Binaural signifie littéralement ‘lié aux deux oreilles’. C’est notre écoute naturelle ! Dans la vie de tous les jours, un être humain entend en 3D : il est capable d’entendre les sources en latéralité, en profondeur et en élévation.

« Grâce aux différences interaurales d’intensité et de temps, nous localisons les sons en azimut. Depuis l’enfance, nous sommes habitués à identifier les sons éloignés grâce à l’atténuation de leurs hautes fréquences notamment. Pour l’élévation, on parle d’indices monauraux liés en grande partie à la forme du pavillon.

« La tête crée des diffractions, les épaules des réflexions, le pavillon joue un rôle primordial : toute la morphologie humaine entre en jeu dans la localisation des sons.

« Une fonction de transfert mathématique représente cela : la HRTF ou Head Relative Transfer Function. Nous avons deux HRTF, une par oreille. Elles se mesurent en chambre anéchoïque. La prise de son native binaurale est un peu « plug and play » : « j’enregistre en binaural et j’écoute », avec éventuellement l’insertion d’une égalisation entre la prise de son et la restitution. Pour la synthèse binaurale, on utilise des plugins ou des applications indépendantes sur des sources mono ou multicanales. »

 

 

L’explosion du binaural : la miniaturisation de l’image compensée par l’augmentation de la sphère auditive

« Depuis 5 ans, il y a un réel intérêt pour le binaural. Une des raisons est l’augmentation de la qualité des casques d’écoute. La mode des casques à large membrane donne une place de choix au binaural.

« Les appareils utilisés par les consommateurs d’images se sont miniaturisés, iPhone, smartphones et tablettes. Le fait de pouvoir binauraliser du son multicanal permet de compenser cette miniaturisation. Ce n’est donc pas l’amour du son qui est responsable de cet engouement.

« La synthèse représente ainsi la majeure partie des productions actuelles : on binauralise à partir de flux 5.1, 7.2, 22.2 ou Dolby Atmos. Chaque flux est filtré par une paire d’HRTF. On peut également faire du mixage objet pour créer une scène 3D en partant de sources mono spatialisées à l’aide de plugins. Mais la synthèse, notamment à partir de sources 5.1, est peu représentative des possibilités du binaural : la source 5.1 est peu adaptée à l’écoute humaine et réductrice de l’espace sonore (on ne dispose, par exemple, pas de haut-parleurs en hauteur ou au sol). On perd une grande partie de l’intérêt du binaural, celui de jouer sur la sphère d’intimité de l’individu. »

 

 

Le problème de stabilité frontale

« C’est un problème dû aux HRTF. Pour les prises de sons natives, les HRTF utilisées à la captation ne sont, par définition, pas celles de tous les auditeurs. Pour la synthèse, on doit également faire un choix de HRTF. Le résultat sera différent selon l’éloignement entre les HRTF de l’auditeur et ceux de synthèse. Les sons sont alors plus ou moins rabattus sur les côtés ou entendus en haut ou derrière la tête.

« The Barber Shop, une réalisation proposée sur Internet depuis plus de 10 ans, évite élégamment ce problème : chez un coiffeur tout se passe derrière la tête. Deux solutions permettent de résoudre ce problème.

« Il a été prouvé qu’en synthèse binaurale, un système de suivi de casque (head tracking) permet de ramener la localisation frontale. Pour l’instant en natif, la prise de son se faisant par l’intermédiaire d’une paire d’oreilles, il est actuellement impossible d’enlever le HRTF d’origine et de le refiltrer avec une autre paire d’HRTF. Il est donc impossible d’individualiser l’écoute ou de faire du head tracking.

« L’autre solution consiste à implémenter ses propres filtres HRTF, mais il semble difficile de mesurer toute la population ! Un laboratoire acoustique parisien a de son côté mis en évidence qu’il suffirait de sept modèles d’HRTF pour bien correspondre à la majorité des cas, et le fait d’implémenter dans les plugins ces sept modèles permettrait de récupérer la stabilité frontale.

« Ce problème n’est pas ressenti de la même manière selon les auditeurs. De plus, il semblerait qu’une écoute régulière en binaural augmenterait les facultés de discrimination des sources. La plus-value immersive compense les quelques pertes frontales grâce à l’apport des sons latéraux et de l’élévation, ainsi que le très bon fonctionnement à l’arrière. »

 

 

Les configurations de Lucie

« En déambulation, j’utilise les micros dans mes oreilles. Pour la création, la captation de concert, de pièces de théâtre et de fiction sonore, j’utilise la tête Neumann dans laquelle j’ai investi et mon ancienne tête fabriquée avec des micros DPA et des oreilles d’audioprothésistes.

« Le résultat obtenu avec la tête Neumann est plus universel ; l’immersion fonctionne sur plus de gens et la sphère 3D est plus large, l’immersion est mieux retranscrite.

« En tournage, j’ajoute maintenant à ma prise de son binaurale un couple XY ou ORTF ; configuration que j’utilise même pour des tournages de films ou documentaires traditionnels, le mixeur pouvant utiliser la paire (XY ou ORTF) pour les canaux avant et le binaural pour l’arrière.

« J’utilise très peu la synthèse ; elle me sert dans mes créations pour des sources que je ne peux pas faire moi-même. »

 

 

Quels plugins ?

« J’ai commencé à faire de la synthèse avec le spatial audio designer de New Audio Technology, puis le SPAT développé par l’Ircam et commercialisé par Flux. Ce dernier était à l’origine une bibliothèque d’objets pour MaxMSP, avant de devenir un plugin pour les stations de travail audio telles que ProTools.

« Aujourd’hui, j’utilise le SPAT Revolution (une application externe qui communique directement avec le séquenceur), qui permet la virtualisation au casque d’audits existants, ainsi que la réalisation de mixages cinéma en 22.2 par exemple. Tu peux ainsi mixer en binaural comme si tu te trouvais au milieu d’un audit. Le mix sonore est en quelque sorte up-mixable et devient compatible avec une diffusion sur enceinte. »

Le jeu vidéo : environ 30 ans de son binaural

« Les jeux vidéo font appel à de la synthèse, mais également à des captations en binaural natif. Ubisoft fait appel à des ingénieurs du son via la société Audio Gaming (à verifier) pour collecter des ambiances aux quatre coins du monde. »

 

 

Deux grands copains : l’ambisonique et le binaural

« Lorsque des entreprises me contactent pour des projets en réalité virtuelle, je précise rapidement que la prise de son binaurale native ne fonctionne pas : il faudrait une tête multi-oreilles (un modèle existe, il a été développé par 3DIO). Pour ces applications, je conseille de réaliser une prise de son ambisonique, puis de binauraliser avec des plugins (SPAT ou Binauralizer de Charles Verron à Rennes).

« À la restitution, il est possible d’intégrer les HRTF souhaités ; le système de head tracking adaptant la diffusion aux mouvements de la tête de l’auditeur. Aujourd’hui, la très grande majorité des productions binaurales suit ce procédé. »

 

 

La création dramaturgique en son binaural

« Après 15 ans d’expérimentation, ma priorité est dans le partage sonore. Je développe le binaural comme un portail de partage de situations acoustiques. J’ai ainsi commencé la réalisation d’une carte d’immersion sonore offrant des voyages en son binaural. Je souhaite également proposer la découverte d’installations artistiques à sources sonores multiples. Prochainement, je pars au Sénégal pour la réalisation d’un nouveau documentaire sonore, en binaural évidemment. »

 

 

Actualité

« J’ai été récemment contactée par M6 et W9 pour la réalisation de podcasts sonores avec notamment l’adaptation de certaines émissions. Je leur ai proposé, comme je l’avais fait pour le groupe NRJ, de mettre en place des binômes auteurs dramatiques/spécialistes de l’écriture sonore binaurale. Les premiers projets seront basés sur des sons existants que je spatialiserai en les augmentant avec des éléments de ma banque sonore. Ensuite, on devrait écrire dès le début véritablement pour le binaural avec de nouvelles captations natives. »

 

 

En conclusion

« Je veux faire du bien au binaural. C’est pour cela que je souhaite continuer à former les professionnels du son qui vont être confrontés à cette technologie. Je suis également contente, pour la même raison, de travailler avec le groupe M6 pour proposer au plus grand nombre des réalisations binaurales de qualité. »

 

 

QUELQUES RÉFÉRENCES POUR DÉCOUVRIR LE BINAURAL

• Site internet de Lucie Hardoin : sonbinaural.com

• Plate-forme Hyperradio de Radio France : hyperradio.radiofrance.fr

• Sites Internet de Pascal rueff : binaural.fr, technobyl.fr

• Plugins de Charles Verron : noisemakers.fr

 

Article paru pour la première fois dans Mediakwest #29, p.90/91. Abonnez-vous à Mediakwest (5 numéros/an + 1 Hors-Série « Guide du tournage ») pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.