Rencontre avec Al Mooney, Monsieur Premiere Pro ! (Partie 1)

Al Mooney maîtrise la technologie, le marketing et l’aspect commercial en tant que responsable produit pour Adobe Premiere Pro. Son rôle est complexe. Al Mooney doit définir les grandes lignes stratégiques du produit, les fonctionnalités demandées par le marché, mais aussi imaginer celles qui simplifieront le travail des professionnels. Il connaît bien l’architecture des workflows, car il était en charge du business développement pour Adobe au Royaume-Uni auprès des diffuseurs. Il est présent chez Adobe depuis 2009, après avoir passé deux ans chez Apple comme Video Business Development Manager. Véritable homme-orchestre, il s'exprime ici, dans la première partie de notre entretien exclusif, sur sa vision du montage non linéaire.*
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Mediakwest : Cela fait maintenant plus d’une vingtaine d’années que le montage non linéaire existe, comment jugez-vous les différentes étapes et pensez-vous que l’interface utilisateur peut évoluer ?

Al Mooney : Comme toutes les technologies, celle-ci a changé depuis ses débuts, et elle permet aujourd’hui d’obtenir des résultats extraordinaires. Au début, il fallait acheter un matériel propriétaire très coûteux, mais les logiciels peuvent maintenant tourner sur des ordinateurs de bureau standard, ce qui représente un énorme changement. L’investissement nécessaire pour se lancer dans le montage non linéaire est ainsi devenu pratiquement nul, puisque les outils de montage sont à la portée de tous. Si l’on ajoute à cela une démocratisation des caméras d’excellente qualité, et au mode vidéo des smartphones, on arrive à une explosion du nombre de personnes capables de créer des contenus vidéo. Et puis une fois ces contenus créés, bien sûr, ils peuvent être distribués sur Internet. C’est donc une combinaison de ces trois facteurs qui provoque un essor de la création vidéo.

L’état actuel du montage non linéaire est très intéressant : les logiciels sont très puissants, mais ils sont encore marqués par l’héritage de la bande magnétique et de la pellicule. Il y a donc toujours une time-line, et le monteur travaille toujours comme s’il manipulait des morceaux de bande magnétique. Je pense que cela ne changera pas de sitôt. Cependant, nous nous posons constamment la question : si nous créions un logiciel de montage aujourd’hui, s’il n’y avait jamais eu de bandes magnétiques, de pellicules, à quoi ressemblerait le résultat, et comment l’utiliserait-on ? C’est très intéressant de réfléchir à la manière dont les créateurs travailleront avec la vidéo dans les cinq ou les dix prochaines années.

Les jeunes de la génération Y, par exemple, qui ont une collection de vidéos sur leur smartphone et veulent les partager rapidement, ne se tourneront pas nécessairement vers une solution de montage non linéaire. Beaucoup le font, mais il est intéressant de voir l’apparition d’un nouveau type d’utilisateur, qui demande plus de vitesse au détriment de la précision. Or, Premiere Pro est axé sur le montage précis. Des utilisateurs auront toujours besoin de cette précision, mais nous assistons à une diversification des profils d’utilisateurs : au lieu de peaufiner le montage sur une ou deux images, certains veulent rapidement ajouter un habillage graphique, incruster des éléments visuels, améliorer le son, ajouter de la musique, utiliser des filtres colorimétriques…

Et pour obtenir un résultat final de qualité professionnelle pour tous ces processus, il faudrait passer beaucoup de temps à acquérir les bonnes compétences. Ce que nous essayons donc de faire, c’est de permettre à ces nouveaux utilisateurs de parvenir à un résultat qui leur convienne, tout en veillant à créer les meilleurs outils pour les spécialistes, qui seront toujours bien là.

 

MK : La vidéo est omniprésente, elle est le medium de communication absolu, faut-il un outil pour satisfaire à toutes les demandes ?

A. M. : Nous sommes donc dans un monde où la vidéo est la principale forme de communication : selon Cisco, d’ici à 2020, les contenus vidéo représenteront pas moins de 85 % du trafic de données dans le monde. Ce chiffre devrait rassurer quiconque se pose des questions sur la viabilité de la vidéo. Il est cependant évident que ces contenus ne sont pas tous créés à l’aide d’un seul outil.

Soyons honnêtes, une bonne partie des vidéos sur Internet vient de gens qui filment leur chat, sans jamais passer par la moindre plate-forme créative. Et puis il y a une incroyable variété de profils d’utilisateurs, avec le quidam qui veut simplement partager sur YouTube d’un côté, le monteur cinéma de l’autre, et tous les profils intermédiaires. Les outils doivent être optimisés en fonction des utilisateurs, et leur prise en main sera différente. Néanmoins, je pense que certains paradigmes d’utilisation tiennent la route s’ils peuvent être adaptés de la plus petite à la plus grande échelle.

Au bout du compte, la création de vidéos s’appuie sur quelques vérités fondamentales : il y a bel et bien un repère temporel, qu’on le veuille ou non et quelle que soit la manière dont il est représenté. Il y a bien une notion de média, de durée, et ainsi de suite. Il n’y a donc aucune raison de tout représenter avec une interface alambiquée qui ne tient pas debout : il s’agit de présenter la technologie d’une manière accessible à l’utilisateur.

Prenez Premiere Clip, par exemple : la technologie sous-jacente est très puissante, mais l’interface de l’application elle-même est très simple, presque comme un jeu. Elle permet tout de même d’importer des vidéos, de les organiser, de les découper, de les ajuster et d’y ajouter des titres et des éléments graphiques. Et l’utilisateur n’a pas l’impression de devoir être un expert pour faire tout cela. Il peut donc y avoir un large éventail d’utilisations, des plus basiques aux plus complexes, et qui représente probablement la meilleure approche. Mais la forme concrète que prend la technologie pour ces différents utilisateurs peut être très différente.

 

MK : Comment gérez-vous les retours de vos clients et les traduisez-vous en fonctions à inclure dans l’application ?

A. M. : Comme vous vous en doutez, la réponse est longue et complexe. Nous recueillons des idées de nombreuses sources, et devons les analyser avec soin pour vérifier que nous créons le bon produit. Le premier exemple, c’est la page de notre site web consacrée aux suggestions des utilisateurs. Je sais que beaucoup d’entre eux ont l’impression qu’une fois le formulaire rempli, leur suggestion est archivée dans un coin et immédiatement oubliée, et je tiens à souligner que c’est tout le contraire : tous les gestionnaires regardent ces messages. Nous les passons au peigne fin. C’est une tâche herculéenne, mais je pense qu’elle est très importante et j’encourage tous mes collègues à aller lire ces informations, car c’est sans doute l’un des meilleurs moyens de savoir ce que le marché demande. C’est tout simple : si des centaines de milliers de personnes demandent un bouton vert dans le coin de la fenêtre pour faire ceci ou cela, il y a de bonnes chances pour que nous ajoutions un tel bouton.

Cependant, nous ne pouvons pas créer notre produit uniquement sur la base de ces suggestions à petite échelle. Il faut penser à un niveau plus large, pour résoudre les problèmes de manière plus innovante. On entend parfois un utilisateur dire qu’il voudrait une certaine fonction, mais si l’on se penche sur le problème lui-même plutôt que sur une idée de solution, on trouve parfois une meilleure approche.

Un exemple dont je suis très fier, c’est le travail accompli par notre équipe sur le panneau de couleurs Lumetri : nous entendions souvent les monteurs demander des outils créatifs avec la couleur. Ils voulaient rendre leurs projets plus attractifs dès le début de la production, et ils n’avaient pas les compétences nécessaires (ni le temps de les acquérir) pour se tourner vers SpeedGrade ou une autre solution. Enfin, ils ne voulaient pas s’éloigner de la logique du montage, ce qui est également un facteur important : en passant d’une application à une autre, et donc à une logique différente, on interrompt sa concentration. Souvent, les monteurs nous demandaient donc de simplifier SpeedGrade. Or, de notre point de vue, c’était préférable plutôt d’introduire des outils d’étalonnage dans le processus de montage.

En créant le panneau, nous nous sommes donc demandé comment mettre la puissance du moteur Lumetri à la portée des monteurs. C’est ainsi que nous avons décidé de centrer ce workflow sur les préréglages, en offrant un énorme choix de préréglages produisant des résultats immédiats, un peu comme Instagram. Cependant, nous utilisons également des paramètres intuitifs à la portée des profanes : exposition, contraste, température des couleurs, teinte… Nous nous sommes fortement inspirés de certains paramètres de Lightroom, qui sont très cohérents. Ainsi, si un producteur demande à ce qu’un plan soit plus chaud et si vous ne savez pas utiliser les outils d’étalonnage de pointe, il vous suffit de manipuler le curseur de température. Il s’agit pour nous de gérer ce qui se passe derrière les coulisses, tout en permettant à l’utilisateur de prendre des décisions à un niveau supérieur.

Une autre question qui revient souvent, c’est celle des grands projets à succès sur lesquels nous travaillons, par exemple de grandes productions hollywoodiennes comme Deadpool, Ave, César ! et Gone Girl. Si nous travaillons sur de tels projets, c’est parce qu’ils nous aident énormément : en travaillant avec des experts du montage, qui travaillent de différentes manières, nous pouvons découvrir quelles fonctions nous devrions ajouter à notre application et dont les utilisateurs ne se doutent même pas qu’elles pourront leur être très utiles.

Certaines des fonctions audio sur lesquelles nous avons travaillé avec Walter Murch ont été très appréciées, et elles répondaient à un besoin dont les utilisateurs n’avaient même pas conscience. C’est donc une autre source de nouvelles fonctions pour nous : aller chercher les experts, comprendre comment ils travaillent et créer des fonctions adaptées.

Il en existe beaucoup d’autres, et je pourrais en parler pendant des heures. Par exemple, nous lisons également les suggestions envoyées par Twitter. En fin de compte, la difficulté pour nous est de faire face à la pléthore de demandes et de créer un produit qui satisfasse le plus grand nombre d’utilisateurs.

Mais il y a aussi des monteurs qui doivent ajouter des cordes à leur arc. Ils n’ont plus le temps de passer par la phase d’étalonnage, et doivent livrer leur contenu « avant-hier ». Ils nous demandent de les aider à mieux travailler avec les couleurs. Faute de temps pour un doublage, ils nous demandent de les aider à améliorer une piste audio. Et il se trouve que chez Adobe, nous avons des applications et des technologies qui nous offrent d’excellentes ressources pour en extraire des fonctions et les présenter aux utilisateurs sous la forme dont ils ont besoin.

Ce que nous avons fait dans Premiere Pro – après avoir entendu les utilisateurs nous parler de leurs besoins et de leurs problèmes –, c’est introduire différentes spécialisations en prenant soin de les présenter d’une manière adaptée à la logique du montage. Les applications pour spécialistes sont donc importantes, mais avec Premiere Pro nous voulons tout de même donner aux utilisateurs les moyens de parvenir à des résultats satisfaisants dans toutes les disciplines.

 

* Cet article est paru pour la première fois, en intégralité, dans Mediakwest #18, pp.46-50. Soyez parmi les premiers à lire nos articles en vous abonnant à notre magazine version papier ici 

La deuxième partie de cet entretien, portant notamment sur la réalité virtuelle et les nouveautés de la récente mise à jour de Creative Cloud, sera éditée mardi prochain …

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