L’eSport entre dans la cour des chaînes TV (partie 2)

Aux États-Unis, des chaînes TV comme ESPN ou TBS diffusent régulièrement des compétitions de eSport, tandis qu’aux Philippines des tournois sont proposés en prime-time avec des diffusions pouvant durer plus de 12 heures consécutives (Eurodata TV Worldwide). Si les chaînes françaises de télévision proposent de plus en plus de compétitions de jeux vidéo, c’est encore embryonnaire. En 2016, sept chaînes ont diffusé des programmes sur l’eSport, contre seulement deux en 2014 (Médiamétrie)...*
1B_CECMaximeBruno_OK.jpg

 

Plusieurs voies sont explorées : L’Équipe 21 en France a été une des premières à s’intéresser à l’eSport, diffusant dès janvier 2016 son propre Championnat de football sur console de jeu, l’e-Football League. Depuis, TF1 et les chaînes de sport Premium ont mis le pied sur ce nouveau terrain, porteur de revenus publicitaires et grand vivier de spectateurs potentiels. Si les stratégies d’approche sont différentes, le but est le même : capter l’attention des Millennials.

C’est sur le web que TF1 a choisi de se positionner. Après avoir conquis la cible féminine des 15-24 ans via la régie publicitaire du MCN Finder, le groupe TF1 a massivement investi l’eSport, en s’appuyant sur deux leviers : son expertise, sa force de frappe publicitaire et sa plateforme MyTF1 Xtra. « Nous avons voulu aborder la cible masculine des 15-34 ans en nous rapprochant de Twitch, la plate-forme de gaming la plus puissante au monde qui progresse chaque année de 40 % en termes d’audience. Les internautes qui consomment du Twitch passent un peu plus de huit heures par mois dessus ! C’est quatre fois plus que sur YouTube. En s’associant avec TF1 Publicité, ils étaient garantis d’avoir un volume d’affaires », explique Jean-François Ruhlmann, directeur digital de TF1 Publicité.

Si l’accès aux contenus est gratuit, TF1 Publicité adapte ses formats publicitaires, travaillant plutôt sur le partenariat. « Notre objectif n’est pas de nous incruster dans cette communauté, mais de nous y adosser. L’annonceur ne doit pas être dans l’intrusion. Alloresto c’est cohérent, comme Coca-Cola, Orange, etc. », reprend Jean-François Ruhlmann. Même si l’eSport est dorénavant adoubé par les pouvoirs publics, il reste encore une méconnaissance du gaming auprès de certains annonceurs.

 

À chacun son tournoi, amateur ou professionnel

Si TF1 entend monétiser tout ce qui concerne la logique de contenus eSport en associant le nom d’une marque à celui du tournoi par exemple, en proposant l’endorsement d’une équipe (à l’instar de GrosBill ou d’Orange), TF1 veut aussi être diffuseur d’eSport via ses composantes digitales.

Ainsi, la chaîne a-t-elle diffusé, en mars 2016, la finale de la dernière Fifa Interactive World Cup en Live sur MyTF1 Xtra. « Nous avons développé une zone gaming sur MyTF1 Xtra, où nous hébergeons des tournois de jeux porteurs comme LOL ou Hearthstone. Les qualifications se déroulent en ligne et les finales ont lieu dans les arènes de notre partenaire Glory4gamers, une start-up organisatrice de tournois en ligne, incubée chez TF1. Nous y convions alors des invités internationaux et français », détaille Marine Adatto, directrice du pôle Entertainment, content, et eSport chez TF1 Publicité.

Ce ne sont pas moins de six heures de flux qui ont été diffusées, lors de la finale de Hearthstone, en direct sur MyTF1 Xtra. « Nous allons lancer un nouveau tournoi sur LOL qui sera sur une chaîne MyTF1 Xtra, hébergée par Twitch. La création d’une chaîne Twitch va nous permettre d’aller toucher la cible des hommes de 15-24 ans, de manière plus offensive », ajoute-t-elle, consciente que la communauté eSport est très proactive et en demande de tournois mixtes (amateurs contre professionnels).

C’est aussi ce qu’a compris Ubisoft qui, pour monter son championnat professionnel Pro League de Tom Clancy’s Rainbow Six Siege, s’est appuyé sur ses joueurs amateurs. Chaque semaine, Ubisoft propose la compétition Go4R6 de Tom Clancy’s Rainbow Six.

« Ces tournois sont gratuits et ouverts à toute personne de plus de 18 ans. Ils se jouent sur PC et Xbox et dans deux régions : l’Europe et les États-Unis. Le vainqueur empoche 100 euros (dotation par semaine et par plate-forme). À la fin du mois, les dix meilleures équipes s’affrontent et la gagnante reçoit 500 euros », détaille Jérémy Somville, chef de produit chez Ubisoft.

La Pro League de Tom Clancy’s Rainbow Six Siege d’Ubisoft regroupe ainsi les huit meilleures équipes européennes et américaines. « On s’est servi de la structure amateur pour monter ce championnat, les meilleures équipes en Europe sur Xbox et PC s’affrontent, les deux meilleures européennes jouant contre les deux meilleures américaines. Nous préparons une finale annuelle, un show, du 3 au 5 février à Montréal (Canada), avec une dotation de 150 000 dollars par plate-forme. Nous lancerons la deuxième année sur 2017 », ajoute-t-il.

« Nous avons fait l’inverse d’un sport traditionnel : nous avons structuré le “haut” de la pyramide avec un niveau professionnel très solide, nous n’avons pas encore d’eSportif du dimanche », reprend Cédric Page. Webedia, avec Toornament, mise dorénavant sur cette partie amateur. « Toornament est une plate-forme qui permet d’organiser des compétitions sans être un expert ou un professionnel. Il s’adresse aux amateurs qui ont envie de monter un tournoi de LOL, de Fifa, etc. Nous utilisons aussi cet outil pour les grandes compétitions et les qualifications », souligne-t-il.

Outre TF1, les chaînes qui ont fait leur succès, grâce notamment au football, ne sont pas en reste et font aussi le pari de l’eSport. Si Canal+ est déjà sponsor principal de l’organisation française Vitality, sa « maison-mère », Vivendi s’est alliée à l’ESL pour créer des ligues eSport en France sur la base de leur actuel championnat national. De son côté, beIN SPORTS s’est rapprochée de Webedia, décrochant l’exploitation des droits audiovisuels de la e-Ligue 1, championnat qu’elle a créé en partenariat avec l’éditeur EA sur FIFA Ultimate Team.

« C’est une vraie bonne idée que les chaînes s’y intéressent, ce créneau va l’ouvrir à un tout nouveau public. Cela ne va, cependant, rien révolutionner, la plupart des gens qui le regardent sont déjà sur Twitch et n’ont aucune raison de changer leurs habitudes. Cela peut, via la TV, attirer des gens qui aiment bien le foot. C’est une porte d’entrée vers l’eSport », souligne Jérémy Somville, chef de produit chez Ubisoft.

 

Droits médias encore abordables et triomphe des experts digitaux

Si les droits de diffusion Internet restent encore abordables, les éditeurs exigeant surtout une haute qualité de diffusion, le vent est en train de tourner. Le 16 décembre dernier, Riot Games, éditeur et développeur de LOL, a ouvert une brèche en signant un partenariat de cinq ans avec BAMTech (une filiale de MLB Advanced Media, entreprise de streaming qui gère, entre autres, les retransmissions de la MLB (baseball) mais aussi de Disney) pour les droits de diffusion en ligne des compétitions de son jeu vedette et leur monétisation (partenariats, publicité…) pour un montant de 50 millions de dollars par an. La France est encore loin de ces tarifs, que ce soit en streaming ou en TV linéaire.

Car l’autre intérêt des chaînes de TV pour l’eSport vise à se positionner au plus tôt dans une chaîne de droits médias. « Les droits TV appliqués à l’eSport ont des montants dérisoires, encore bien loin de ceux du sport traditionnel. Et comme l’eSport est un produit d’appel destiné aux 15-34 ans, les chaînes ont besoin de faire cela correctement. Elles ne peuvent pas traiter ces sujets sans avoir une certaine expertise et font donc appel à nous pour créer des contenus adaptés. Le digital aide le traditionnel ! », sourit Cédric Page, producteur pour beIN SPORTS des deux formats TV.

Ouvrir à un public plus large, mettre en scène des jeux plus simples d’accès qu’un LOL, proposer des formats différents de ceux des webTV gratuites, tels sont les défis de ces chaînes de sport. « La grande différence avec ces webTV consacrées à l’eSport est que nous ne sommes plus dans l’immédiat, le low cost. La TV traditionnelle permet de prendre du temps, de proposer des reportages plus fouillés, elle peut apporter quelque chose de nouveau », ajoute-t-il.

 

Canal eSport Club…

C’est après avoir découvert les premières images de Game Fever d’Hervé Martin Delpierre, que Diego Buñuel, directeur des documentaires de Canal+, découvre l’eSport. « J’ai rapidement compris qu’il existait un phénomène mondial et que la France était le deuxième marché européen après l’Allemagne sur l’eSport. C’est pour cela que nous avons décidé de nous y intéresser. Comme Canal a investi dans le football, le rugby, la F1 ou le poker. L’idée est d’essayer de raconter les sports autrement avec du storytelling et une nouvelle manière de filmer », indique le directeur des documentaires de Canal+.

Pour ce faire, Diego Buñuel rencontre des spécialistes d’Ogaming, Team Vitality, Bang Bang Management… dont Olivier Morin (présentateur du Canal eSport Club, ancien de Game One), pour appréhender la complexité et le poids de la communauté de l’eSport. « Mon but a été de faire très attention et d’être à l’écoute de cette communauté, de créer une émission pour elle. Nous avons travaillé de façon très proche pour fabriquer ce rendez-vous hebdomadaire, avec notre partenaire l’ESL ».

Le Canal eSports Club (un hebdomadaire de 10 minutes et sa déclinaison mensuelle de 45 minutes), produite par Flab Prod et Didier Lahaye (en charge des autres émissions de sport de Canal+) diffusée depuis fin octobre 2016 en cryptée et en prime-time est rediffusée 48 heures plus tard sur un site dédié. « Nous ne détournerons jamais les gens du streaming, il ne faut pas être naïf. En revanche, nous pouvons apporter des choses en plus : les meilleurs casteurs, des angles de caméra, du data room, ce qu’il n’y a pas sur Twitch. Nous ne passerons pas des finales entières, c’est trop tôt, c’est compliqué à broadcaster. Le stream aura toujours sa place. Les streamers sont les stars de Twitch. Nous avons toujours été une chaîne CSP+ et les amateurs d’eSport sont dans notre cible, nous proposons une valeur ajoutée », reprend Diego Buñuel.

 

… beIN eLigue 1 et beIN Sports

Même discours chez beIN Sports, qui a lancé début décembre deux formats hebdomadaires diffusés le lundi dès 23 heures et produits par Webedia : beIN eLigue1 (26 minutes, présenté par Bruce Grannec, quadruple champion du monde de jeux de foot et Mahmoud Gassama, un commentateur reconnu par la communauté du jeu Fifa) et beIN eSports (26 minutes, présenté par Pierre-Alexis Bizot, un casteur vedette de Twitch, et Kevin Remy, expert de LOL).

« Nous éditorialisons les magazines d’eSport comme tous nos autres magazines consacrés aux sports de haut niveau. Techniquement, nos émissions sont réalisées dans les mêmes conditions, avec le même plateau, la même lumière et la même régie. Nous récupérons les signaux vidéo pour les extraits de matchs : c’est la même qualité que sur le streaming », indique Florent Houzot, directeur de la rédaction de beIN Sports.

Remporter les droits de diffusion de la eLigue 1 a été décisif pour beIN Sports, partenaire de la Ligue 1 de football depuis 2012. « C’est très important pour nous d’être les premiers diffuseurs exclusifs de cette compétition. Ce qui a fait notre différence est l’offre qualitative et notre investissement important, puisque nous diffuserons trois événements en direct (championnat d’hiver, d’été et play off). Si l’Équipe 21 a ouvert la voie, nous entrons dans l’eSport par la grande porte, en travaillant, non seulement avec le plus grand championnat d’Europe organisé par une ligue nationale, mais aussi avec des talents et des experts crédibles, hyper reconnus par les communautés », reprend-il.

Communautés dont la chaîne à péage espère bien capter quelques membres. « Une belle économie se développe autour de l’eSport via les droits TV, mais c’est surtout une manière de toucher les publics qui ne regardent plus la TV comme leurs parents. Ils ne sont plus des téléspectateurs à heure fixe. Même si je pense que le sport en direct sera toujours apprécié par les amateurs, les autres programmes sont surtout consommés en replay. C’est aussi très logique que nous nous soyons intéressés à l’eSport, notamment à la eLigue 1 pour aller à la rencontre des fans de foot et des joueurs de jeux vidéo qui sont parfois les mêmes », concède Florent Houzot.

Diffuseurs, marques, sponsors, la ruée vers l’eSport ne fait que commencer ! « Le risque est de faire des choses qui mettraient à mal l’avenir de l’eSport. Si nous nous plantons en voulant transmettre tous les matchs et que personne ne vient regarder, nous allons faire fuir les annonceurs et les sponsors. Nous avons la possibilité de l’amplifier ou le risque de lui faire du mal », suggère Diego Buñuel, s’interrogeant sur la présence ou non d’une bulle à l’instar de celle qui en 1999 frappa Internet et ralentit son expansion.

« Les jeux sont bons, les joueurs existent. Les nouvelles générations allument Twitch pour regarder leur casteur préféré et non plus la TV. C’est une autre culture. En tant que compagnie médias, ce serait dingue, de la part de Canal, que l’on ne s’y intéresse pas ! Doit-on laisser un sport se développer sans en faire partie ou l’aider à la structuration de ses leagues et au développement de ses propriétés intellectuelles ? », demande le directeur des documentaires de Canal+.

L’avenir de l’eSport tient aussi à un élément non négligeable : la qualité et l’inventivité des jeux vidéo. « L’eSport sera vraiment plus “physique” quand il sera en réalité virtuelle, les jeux seront plus immersifs. La diffusion d’eSport va alors devenir massive et réunir beaucoup de monde », se prend à rêver Jean-François Ruhlmann, directeur digital de TF1 Publicité, se référant aux audiences de l’eSport en Corée du Sud !

 

Retrouvez la première partie du dossier: L’eSport entre dans la cour des grands

A suivre…

*Extrait de notre dossier « L’eSport dans la cour des grands » paru pour la première fois dans Mediakwest #20, p.30-39Abonnez-vous à Mediakwest (5 nos/an + 1 Hors série « Guide du tournage) pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.

La première partie de cet article est en ligne ici


Articles connexes