L’e-sport peaufine son entrée dans le mainstream

Le gratin B2B de l’e-sport, version internationale, s’est donné rendez-vous mi-février à un jet de pierre de la Croisette. Une troisième édition cannoise de l’E-sports Bar (une cinquième avec celles de Miami) découpée en conférences, présentations de start-up et, bien entendu, rendez-vous. Thème de 2019 : l’e-sport, le futur de l’entertainment.
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« Chaque tournoi que nous organisons est un produit média, à la fin de la journée. L’important est de raconter une histoire authentique », résume Ralf Reichert, PDG d’ESL, filiale du groupe Turtle, organisateur notamment de Katowice.

Et l’e-sport deviendrait même « lifestyle », une culture qu’aimeraient bien développer des équipes comme Fnatic. « Nous y travaillons ardemment. L’e-sport est en train de devenir une grande industrie et nous voyons arriver de nouveaux visages, c’est une bonne chose. Cela signifie qu’on est sur le chemin du mainstream », sourit Wouter Sleijffers, PDG de Fnatic. En tout cas, l’e-sport continue à être regardé sous toutes ses coutures : Nielsen prend le pouls de la consommation média de son fan de base, YouTube refond et élargit son offre pour mieux l’attirer ; même l’industrie musicale lui fait de l’œil… Et toutes ne peuvent s’empêcher d’évoquer, ce 2 février dernier, l’événement musical de Fornite (Epic Games).

 

 

L’amateur d’e-sport, un consommateur média comme un autre ?

L’institut Nielsen s’est penché sur la consommation média des fans d’e-sport dans 14 marchés. Comme l’a souligné Nicole Pike, directrice chez Nielsen E-sports, les données de ce panel ont pu être comparées à celle d’un panel de Twitch uniquement composé de Nord-américains. Il en ressort qu’un fan moyen visionne 13 h 55 de contenus de jeu vidéo par semaine, contre 20 h 20 pour un utilisateur de Twitch nord-américain. Le premier regarde 4 h 50 d’e-sport, le second, 6 h 55.

Autre donnée intéressante : 26 % des amateurs d’e-sport ne regardent plus du tout la télévision. Malgré tout, le petit écran n’est pas totalement mort, puisque 29 % à l’extrême la regardent plus de 10 h par semaine. En moyenne, ils passent encore 6 h 20 à visionner des chaînes de TV. Les « twitchers », eux, ne leur accordent plus que 2 h 10 en moyenne par semaine et 61 % ont totalement abandonné le linéaire. Seuls 50 % sont abonnés à un service de PayTV.

« Un résultat auquel nous sommes extrêmement attentifs en tant qu’acteurs de la mesure d’audience. C’est une tendance puissante qui doit être prise en compte par le marketing et les marques, si elles ne veulent pas perdre le lien avec leur public », souligne-t-elle. À noter que si on sonde les loisirs préférés des fans d’e-sport, la musique et le cinéma arrivent en deuxième et troisième, derrière le jeu vidéo. Ainsi, 25 % ont un abonnement Spotify (35 % du panel Twitch) et 72 % ont Netflix (73 %).

« Si l’on prend le football, 72 % des amateurs d’e-sport français sont amateurs de ballon rond, 65 % en Allemagne et 51 % aux États-Unis. C’est différent dans chaque marché. Le fan d’e-sport est généralement aussi fan du sport le plus médiatisé dans son pays », précise Nicole Pike lors de sa présentation.

Outre le fait que l’amateur d’e-sport n’est pas monomaniaque, il est aussi multitâche. 76 % surfent, 61 % jouent à un autre jeu, 57 % discutent en ligne, 56 % font même leurs devoirs en visionnant de l’e-sport ! Des chiffres proches de ceux d’un consommateur de sport à la TV, précise-t-elle. Si le fan d’e-sport ne semble pas si différent, comment arriver à l’attendre sans être intrusif ? En mariant plusieurs de ses centres d’intérêt, à l’instar de l’événement Festivus implantant le premier concert virtuel dans le jeu Fortnite. Une performance d’une dizaine de minutes réalisée en live et diffusée notamment sur YouTube Gaming.

 

 

YouTube Gaming, une offre repositionnée vers le grand public

« Avec 17 millions de spectateurs du set de DJ Marshmello sur YouTube Gaming, sourit Ryan Wyatt, le responsable du Gaming, de la VR et de la RA, chez YouTube depuis 2014, c’est le concert le plus streamé au monde et un record dans la guerre des audiences. » Un chiffre à faire pâlir tout patron de chaîne de TV !

Cette expérience totalement inédite a en outre été visionnée par plus de 800 000 joueurs en live sur YouTube. Un bon point pour le jeune homme, conscient que la greffe de YT Gaming dans la plate-forme vidéo principale a pris. « Si l’on examine les modes de consommation moyenne, 83 % des vidéos sont visionnées en VOD et seulement 17 % en streaming. La consommation vidéo e-sport ne représente que 10 % de ce volume horaire (VOD+streaming) », souligne-t-il.

 

À l’origine, YouTube pense le jeu vidéo comme une niche isolée, avec des consommateurs bien différenciés. Cette stratégie faussée pousse YouTube à lancer en 2015 YouTube Gaming, un service sous forme d’une application payante. Comme les autres offres ciblées de YouTube, YT Music et YT Kids, les abonnements peinent à séduire. « Le plus difficile était de faire venir le flux de gamers de la plate-forme généraliste à YouTube Gaming. Nous avons beaucoup appris en quatre ans et avons cessé cette stratégie. Il a été décidé de placer toutes ces branches sous le même parasol : YouTube. Il suffisait de transférer les quelques millions sous YT Premium », explique Ryan Wyatt, le responsable depuis 2014 du Gaming, de la VR et de la RA chez YouTube, lors de sa Keynote.

En septembre 2018, YouTube Gaming migre tout en conservant ses créateurs et développeurs. Avec près de 200 millions d’abonnés regardant des jeux chaque jour, YouTube est désormais la plate-forme la plus regardée pour ce contenu (Chine hormis). Entre août 2017 et août 2018, 50 milliards d’heures de jeu vidéo ont été visionnées sur YouTube, soit l’équivalent horaire de tout le catalogue de Netflix (51 milliards en 2017). Deux objectifs se dessinent : attirer les joueurs vers l’e-sport et faire en sorte de faciliter la croissance de cette industrie.

« Nous reposons notre stratégie sur quatre piliers. Face aux coûts des licences, nous privilégions la distribution non exclusive des contenus e-sport. Nous favorisons les liens entre jeu et YouTube contre bonus. Nous voulons aider les progamers à créer leur propre chaîne pour que non seulement ils en monétisent les contenus, mais aussi drainent un nouveau public sur YouTube ou vers l’e-sport. Enfin, nous pensons qu’il est indispensable qu’à côté de contenus streamés, soit développée une stratégie de vidéo à la demande », souligne Ryan Wyatt.

Ainsi, même si les compétitions d’Overwatch (Blizzard) ont été diffusées en exclusivité sur Twitch, YouTube a développé son offre de VOD. Alors que Twitch s’appuie sur la force du live, YouTube veut offrir une palette plus large entre le jeu vidéo et la réalité virtuelle… le lifestream n’étant qu’une infime parcelle du service.

 

 

Enter Records, allier les industries de la musique et de l’e-sport

« Nous avons créé une joint-venture, entre Universal Music Allemagne et ESL, un label musical, nommé Enter Records », relate Dirk Baur, président du marketing Labs, chez Universal Music Allemagne, rappelant que le fan de base d’e-sport écoute en moyenne dix heures de musique par semaine. C’est ainsi qu’est née l’idée, pas si saugrenue, de se rapprocher avec la plus importante société organisatrice d’événements live d’e-sport, ESL. Avant de signer des créateurs de musique originale, Universal entend d’abord sonder le terrain, en fournissant en sons le MCN d’ESL et les grands événements.

« En 2017, 205 millions de personnes ont visionné nos contenus en live, 240 millions en 2018 », indique, Ralf Reichert, PDG d’ESL. Face à ces chiffres, il s’est demandé comment mieux monétiser cette audience digitale. Après deux ans de tâtonnement, l’expérience est tentée avec The Fat Rat, un DJ signé chez Universal.

« On s’est rendu compte que sa musique était appréciée, qu’elle apportait une vraie plus-value au spectacle. Puis, nous avons cherché comment rentabiliser cet apport créatif », se souvient le président d’ESL. Prochaine étape : dénicher des artistes au sein même de la communauté e-sport. « Le but n’est pas d’imposer des créateurs “extérieurs”, mais de favoriser l’éclosion dans l’écosystème », glisse-t-il.

 

La stratégie d’Universal est de créer des événements musicaux lors des rencontres organisées par ESL, de les streamer, puis de les fournir aux services digitaux de musique par abonnement. Grâce aux réseaux sociaux, l’impact d’un artiste, d’une musique est tout de suite mesurable. « Cela a une réelle influence sur la monétisation. C’est aussi un moyen de faire des tests sans avoir encore engagé de financement », précise Ralf Reichert. C’est aussi, pour la major, l’occasion de toucher un public qu’elle ne cerne plus, étant plus habituée à communiquer via des canaux plus traditionnels (presse, TV, radio) qui sont en perte de vitesse sur les Millennials.

« Après le concert Marshmallow, nous avons vu un des titres passer de la quinzième à la cinquième place dans le classement de Spotify. Nous n’avons jamais eu accès à un média global dont l’impact soit aussi rapidement quantifiable », se réjouit, en conclusion, le président du marketing Labs d’Universal Music Allemagne.

 

 

Prosieben 1 Sports et ES1, l’e-sport version TV

Animée par Catherine Warren, la directrice de la commission économique de Vancouver, spécialiste du développement de l’audiovisuel, des jeux vidéo et de l’e-sport, une conférence a permis de découvrir deux versions de l’e-sport à la télévision.

« Nous mettons l’e-sport sur le même niveau que tous les sports que nous diffusons. Nous ne proposons que des productions premium. Twitch a un créneau de diffuseur, de streamer. Nous prenons du recul et fabriquons des programmes qui marient pédagogie et entertainment. Pour cela, nous utilisons beaucoup la réalité augmentée afin de rendre les contenus plus clairs », explique Stefan Zant, directeur de la chaîne allemande Prosieben 1 Sports, marquetée pour un public masculin et jeune.

Calquer les moyens et méthodes de production d’une télévision traditionnelle sur l’e-sport, et adapter ces expertises acquises en produisant des contenus sportifs, est la grande différence avec les autres diffuseurs comme YouTube ou Twitch. Côté audience, la diffusion du tournoi virtuel de la Bundesliga, un événement Fifa du championnat allemand, a réuni près de 120 000 spectateurs. « Proposer de l’e-sport sur notre chaîne marche bien. Nous avons commencé modestement il y a quatre ans. Maintenant, nous proposons un magazine hebdomadaire et des tournois en prime time », reprend-il.

 

Si Webedia produit des programmes premium pour des chaînes telles que beIN Sports, dans le cas de la chaîne ES1, entièrement dédiée à l’e-sport, elle s’adresse aux fans. « ES1 est à la frontière entre Twitch et une chaîne traditionnelle. Le programme se découpe en émissions dédiées aux différents genres de jeux, portées par des influenceurs. Nous diffusons en exclusivité les tournois organisés par Webedia, et nous avons aussi acquis des droits non exclusifs, sur d’autres compétitions », détaille Bertrand Amar, directeur d’ES1.

« Tous nos présentateurs viennent d’Internet, notre rôle est de leur donner les codes de la télévision, afin qu’ils puissent être plus accessibles à tous téléspectateurs », ajoute-t-il. Dès ce mois de mars, la chaîne va innover et proposer des tournois exclusifs en direct. À l’instar de la jeune chaîne française, le diffuseur allemand s’appuie aussi sur un écosystème de présentateurs venus de l’e-sport.

 

Chaîne gratuite, Prosienben 1 Sports va chercher ses revenus dans le sponsoring. « Pour l’instant, cela marche bien. C’est un peu le Far West et toutes les marques veulent en être. Cela devrait se normaliser dans les prochaines années », souligne Stefan Zant. Pour répondre aux marques, la télévision a un atout incomparable par rapport aux plates-formes de streaming : l’éditorialisation.

Chaîne payante, ES1 a un modèle économique basé à 80 % sur des revenus versés par les distributeurs (les fournisseurs d’accès) qui proposent son abonnement ; le reste est apporté par le sponsoring et la publicité. ES1 est désormais accessible en Afrique francophone (via Canal+ et son bouquet A+) et en Suisse. Toutes deux doivent répondre à une réglementation, notamment pour protéger la jeunesse. Ainsi les compétitions de jeux interdits aux moins de 18 ans ne peuvent être diffusées sur ES1 avant 22 h.

« La règle est la même. Lors de grands événements, nous pouvons alors basculer sur une de nos chaînes payantes et les diffuser quand on veut », commente le diffuseur allemand. Selon lui, la télévision a une mission : faire monter l’acceptation sociale sur les jeux dits violents. « Les éditeurs sont ravis. En allumant la télé, on peut tomber par hasard sur de l’e-sport, cela n’arrive jamais avec Twitch, où on va en sachant ce que l’on veut regarder. Généraliser tout type d’e-sport sur petit écran, les expliquer, permet aussi de les dédiaboliser. C’est notre credo », sourit-il.

 

L’idée même de changer les habitudes des fidèles de Twitch n’est pas non plus dans la stratégie de la chaîne allemande. « Il est impossible de tout voir si l’on est fan d’e-sport. Nous agrégeons les moments importants et créons des pastilles afin de séduire de nouveaux spectateurs, fans ou non de jeux vidéo. Le public est toujours friand de divertissements et l’e-sport a toutes qualités pour lui plaire. »

C’est aussi le travail qu’effectue ES1. À partir d’une compétition d’une dizaine d’heures, le but est de la découper et de créer autour d’elle des rendez-vous réguliers : « Nous recomposons la chronologie d’un événement pour le rendre plus accessible. De même, tous les jeux ne sont pas compréhensibles à la TV. Les plus simples sont les jeux de combat, qui ne nécessitent qu’une seule caméra et ont des règles basiques », précise Bertrand Amar.

Malgré les chiffres lancés à la volée, actuellement l’audience de l’e-sport, qu’elle soit sur Twitch ou ailleurs, reste bien inférieure à celle des grands networks. « La télévision a besoin de l’e-sport pour toucher les jeunes générations, mais afin de devenir mainstream, lui aussi a besoin de ce média, encore dominant », convient-il. D’autant, ajoute Stefan Zant, que la télévision n’est qu’une infime partie de tout un écosystème qui se décline sur le digital, et permet de rassurer les sponsors.

Combiner, comme le fait Webedia, l’organisation de tournois en ayant une chaîne de TV, permet aussi de donner d’office une meilleure visibilité. Cela permet aussi d’expérimenter, à l’instar de la diffusion dès mars de la nouvelle compétition MK2VR, lancée par ES1. « Notre but reste le même : attirer le plus de spectateurs », conclut Stefan Zant.

 

 

Les deuxièmes Game Shakers

C’est la chaîne ESPN (filiale de Disney) qui décroche le Media Shaker 2019, Master Card empochant le Brand Shaker, pour son contrat avec Riot Games. Master Card est ainsi devenu le premier sponsor au monde des tournois de League of Legends. Le Sport Shaker a été attribué aux ligues professionnelles et e-sportives de Fifa. Le prix Community Shaker est décerné aux Français de Team Vitality.

 

 

Article paru pour la première fois dans Mediakwest #31, p.114/116. Abonnez-vous à Mediakwest (5 numéros/an + 1 Hors-Série « Guide du tournage ») pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.