Révision de chronologie des médias : six mois sinon une loi ! (1ère partie)

Chronologie des médias et piratage, deux pans complémentaires d’un même dossier, celui de la sauvegarde de la création cinématographique, ont fait l’ouverture des Rencontres cinématographiques de Dijon organisées comme chaque année par la Société civile des auteurs, réalisateurs et producteurs (ARP).*
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« Le secteur du cinéma connaît de profondes transformations ; le numérique, la mondialisation, bouleversent les schémas traditionnels de financement et de diffusion des œuvres. Les défis sont réels. Certains grands acteurs issus du numérique ignorent les règles nationales, en matières fiscales et réglementaires, du financement audiovisuel et cinématographique. Ces mêmes acteurs prennent des positions dominantes sur les segments de marché les plus créateurs de valeur : la vidéo en ligne, les réseaux sociaux, le commerce électronique », a rappelé la ministre de la Culture Françoise Nyssen, précisant que l’État se devait d’accompagner avec pertinence l’évolution de ces secteurs.

Outre les salles, les chaînes de télévisions, les opérateurs de VOD, les fournisseurs d’accès, les plates-formes de vidéo à la demande, qu’elles soient gratuites ou payantes, vont aussi contribuer au financement du cinéma, via les taxes dites YouTube et Netflix (entrées en vigueur le 20 septembre dernier).

 

La révision de la chronologie des médias est, avec la lutte contre le piratage et la réforme de la régulation audiovisuelle, l’un des trois chantiers majeurs que souhaite mener à bien la ministre. « La révision de la chronologie des médias est un chantier prioritaire », a repris Françoise Nyssen, soulignant que « c’est la clé pour adapter notre modèle aux nouveaux usages et sécuriser l’avenir de notre système de préfinancement. Ma conviction est que ce sont les professionnels qui sont les mieux placés à travers la concertation pour définir une solution, mais les discussions sont bloquées depuis trop longtemps et pour sortir du blocage, il est important de changer la méthode ».

Françoise Nyssen a donc dévoilé le nom de celui qui, avec l’appui du CNC, devrait conduire les professionnels dans la voie de la sagesse : Dominique Dhinnin, inspecteur des finances, ancien dirigeant du groupe Lagardère. « Il y aura au maximum six mois pour trouver un accord, faute de quoi le gouvernement prendra ses responsabilités et proposera une solution législative ou parlementaire », a-t-elle prévenu.

 

 

Propositions pour une nouvelle chronologie des médias

« J’ai dû faire quinze débats sur ce thème », a plaisanté en ouverture du débat, Pascal Rogard, directeur général de la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques), soulignant que l’actuel accord interprofessionnel datait d’une époque sans films diffusés en ligne, sans plates-formes de SVOD, dans l’époque du « linéaire ».

La seule partie de l’accord à avoir évolué est celle qui concerne la vidéo à la demande, à l’acte qu’une loi a établie à quatre mois après la sortie en salle d’un film. Si la première fenêtre, celle de la salle, est sanctuarisée par un texte législatif, les autres fenêtres relèvent uniquement des professionnels.

« Nous sommes le modèle le plus envié au monde, mais nous allons essayer de le faire évoluer (…). Lorsqu’on voyage à l’étranger, on ne cesse pas de nous rappeler que tous les pays nous l’envient », a glissé Radu Mihaileanu, auteur-réalisateur-producteur, président de L’ARP, co-animateur du débat.

 

Invitée à cette table ronde, la britannique Rosina Robson, représentante des producteurs anglais indépendants (PACT) a indiqué qu’au Royaume-Uni la chronologie des médias n’était pas figée : les films restent en moyenne 15 semaines en salle, la durée étant plus basse pour les films indépendants. Celle-ci est gérée par des contrats privés. Parfois les films sont d’ailleurs disponibles en ligne avant la sortie salle ou en même temps (« day and date ») à la télévision pour les petits budgets.

 

 

Proposition d’une base de travail

L’ARP a ensuite dévoilé une proposition de chronologie portée par sa société civile, une « base de discussion », selon Radu Mihaileanu. Les critères de sélection pour cette nouvelle mouture visent à intégrer les nouvelles technologies et les nouveaux usages, garantir le plus large accès aux œuvres sur tout le territoire, encourager les nouveaux et potentiels entrants, analyser et corriger les imperfections et l’obsolescence du système actuel, combattre la piraterie, définir ce qu’est un partenaire vertueux, veiller à l’équilibre de cette nouvelle technologie, tout en garantissant l’équité entre partenaires et fenêtres, et tenir compte de la transposition de la nouvelle directive européenne SMA.

Deux segments plus problématiques ont été isolés : la fenêtre de la salle (quatre mois à partir de la sortie) et celle de l’accès aux œuvres par abonnement (PayTV, de 12 à 18 mois). Pour le premier, le constat est sans appel : « Plus de 80 % des entrées d’un film sont réalisées entre la sortie et la quatrième semaine d’exploitation, les films Art et essai ayant en outre une vie en salle encore plus courte », explique-t-il.

« Si le nombre de films américains est trois fois moins important que celui des films français, ces derniers ont trois fois moins de séances », observe Radu Mihaileanu.

 

Autre constat, les distributeurs n’ont pas baissé leur investissement, mais la répartition s’opère dorénavant différemment et près de 67 % portent sur la promotion, ne laissant que 13 % de minimum garanti, et donc de retour aux ayants droit. Comment corriger ces déséquilibres ? En améliorant la durée d’exposition en salle des films dans toute leur diversité, mais aussi en encourageant les distributeurs à investir dès le préfinancement des films. Il est aussi important de donner la possibilité à tous les exploitants d’exposer tous les films, de trouver de nouveaux relais d’exposition et de revenus au bénéfice des exploitants et distributeurs qui accompagnent en salle les films dans toute leur diversité.

Pour la seconde fenêtre qui pose problème, à savoir celle des télévisions payantes par abonnement, un acteur vertueux selon l’ARP doit s’engager, non seulement dans la diversité des œuvres qu’il produit, mais il doit également investir, via un montant fixe et pérenne, dans le préachat. Ses rapports avec le reste de la profession doivent aussi traduire son engagement, et enfin les films qu’il diffuse doivent être éditorialisés et bénéficier d’une certaine mise en avant, via la prescription. « Je rajouterais aussi le paiement des droits d’auteur », a taclé Pascal Rogard, à l’égard de Canal+ qui s’est fait tirer l’oreille pour les régler…

De plus, la transcription de la directive européenne SMA, qui entrera en vigueur en 2018, obligera tout service à diffuser au minimum 30 % de films européens. Actuellement, cette fenêtre pour les TV payantes s’ouvre dix mois après la sortie en salle et s’étire sur douze mois : « Pour un acteur vertueux, pourquoi ne pas l’avancer à huit, voire à six mois, selon la négociation ».

 

L’ARP veut en fait créer des paliers, en fonction du ticket d’entrée établi selon le niveau d’investissement, en valeur absolue et celui-ci sera ensuite complété par un minimum garanti calculé par abonné : « Celui qui investit beaucoup n’aura donc pas la même place que celui qui investit très peu. La durée de la fenêtre restant de douze mois, celui qui n’investit que dans trois films n’aura pas besoin de toute cette durée et sera calé en fin de fenêtre », a expliqué le président de l’ARP.

 

 

La salle virtuelle, l’alternative à l’absence

« Nous sommes des cinéastes et nous faisons des films, d’abord en rêvant du grand écran », insiste Radu Mihaileanu, mais quand un film n’est plus en salle et si les distributeurs et les ayants droit sont d’accord, il pourrait être proposé en ligne via une plate-forme VOD (par exemple, via « La Toile »), reliée à la salle à un tarif premium bien supérieur à celui de la VOD. La salle, petite ou moyenne (pas les multiplexes de la grande exploitation), encaisserait les locations digitales et procéderait aux remontées de recettes selon un partage à définir avec les ayants droit et les distributeurs.

« Il est indispensable de donner une chance de rattrapage au film, mais aussi au public, sur une zone de chalandise bien géolocalisée ». Le distributeur pourra ainsi placer son film dans les grandes salles avec un joker de rattrapage dans les moyennes et petites salles, mais si les circuits ne jouent pas le jeu et proposent des séances non porteuses, il pourra, en accord avec les ayants droit, refuser de lui « donner » le film. La salle virtuelle pourra alors être déclenchée.

 

Un système de quotas de séances pour les multiplexes selon les jours et les horaires de diffusion, peut ainsi être établi pour mettre au mieux le film en lumière dans ces salles. Surtout le distributeur reprendra la main sur son plan de sortie. L’ARP est aussi favorable au dégel de la fenêtre de la vidéo à la demande. Celle-ci débute à quatre mois et se ferme normalement lorsque débute la fenêtre de la télévision payante à dix mois. De plus, dans le cas des acteurs payants tels que Canal+, TV payantes ou SVOD se confondent : « 50 diffusions avec sept jours de rattrape par diffusion, soit 350 jours, cela revient pratiquement à de la SVOD », a souligné le président de l’ARP… « C’est aussi l’occasion d’inviter de nouveaux acteurs s’ils sont vertueux ».

Les chaînes hertziennes, qui investissent 3,2 % de leur chiffre d’affaires, actuellement positionnées à 22 mois, pourraient proposer des films plus tôt. « Nous sommes aussi favorables au rattrapage sur le cinéma et à l’abolition des jours dits interdits », a-t-il complété. En fin de parcours, se placeraient la VAD gratuite et les diffuseurs « non vertueux », actuellement à 36 mois qui eux aussi avanceraient par ricochet. Autre proposition, celle des fenêtres « glissantes » : quand un film n’a pas de diffuseur dans une fenêtre, celle d’après peut s’ouvrir.

 

 

Les chaînes gratuites en clair

Dans le schéma présenté par l’ARP, de nombreuses choses sont en accord avec la position de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions : la meilleure exposition, les jours interdits, la catch-up, s’accorder sur la « vertu »…

« Nous n’avons absolument pas conscience de la révolution que nous sommes en train de nous prendre dans la figure », a-t-elle déclaré, demandant à ce que les Français s’organisent face à ces géants : « Nous ne nous projetons pas assez dans l’avenir. Il va falloir faire une distinction forte entre les plates-formes qui font un peu de production pour montrer patte blanche et celles qui auront pour vocation première d’exposer des œuvres françaises et européennes. Cette distinction va être nécessaire sinon, avec la puissance de feu qu’ont les plates-formes américaines, il n’y a aucune chance pour que nous résistions », s’est-elle alarmée. « Nous ferons le maximum pour que les acteurs non vertueux n’arrivent pas dans la fenêtre des autres », l’a rassurée le président de l’ARP.

 

 

Chaînes payantes : quelle fenêtre pour l’avenir ?

De son, côté Canal+ souhaite un abaissement de sa fenêtre de dix à six mois, en échange du dégel des fenêtres. Maxime Saada, directeur général du groupe Canal+, président directeur général de Dailymotion, s’est en outre engagé dans l’idée d’un accord pluriannuel en « augmentant même les pourcentages sur les droits d’auteur ».

« Canal+ produit à hauteur de 200 millions par an, Ciné+ 30 ans, C8, une vingtaine de millions par an », a-t-il rappelé, soulignant que Canal+ et OCS étaient les seules à avoir signé des engagements de production avec la production.

« Nous sommes tous de la même famille qui défendons l’exception culturelle. Nous n’avons pas encore pris l’ampleur de la menace que représentent les plates-formes américaines. Elles créent de la valeur et cette dernière doit être justement répartie pour irriguer la création française et européenne », selon le patron de Canal+.

« Mon souci est l’équité ; aucun n’est basé en France, ils achètent sur une base mondiale des droits sur dix ans… Ils veulent s’inscrire dans la chronologie des médias et bénéficier des mêmes avantages que Canal et OCS. Je suis inquiet pour l’équité », s’est plaint Maxime Saada. « Cela ne peut pas aller que dans un sens ; nous avons besoin de soutien de la création et de l’État, aussi pour lutter contre le piratage. Nous perdons 500 000 abonnés à cause de lui », a-t-il conclu, appelant à un « courage collectif ».

 

 

« Rien n’est impossible » selon Altice

Le bal s’est clos avec Alain Weill, directeur général des activités médias d’Altice Média : « Nous soutenons la logique de l’exception culturelle », a-t-il expliqué. « Je rencontre tous les professionnels, je demande aussi que l’on écoute nos problèmes de développement face aux Américains », a souligné Alain Weill.

Un accord avec les professionnels n’est pas exclu afin d’être un acteur « vertueux », mais à certaines conditions, dont l’ouverture de la publicité du cinéma sur le petit écran et le rapprochement des fenêtres des TV payantes et de la SVOD, comme le suggèrent les pistes lancées par l’ARP.

« Nous considérons que pour recruter de nouveaux abonnés les contenus originaux de très grande qualité sont importants. Nous ne sommes pas au Panama, mais en Europe. Nous ne pouvons pas avoir des Netflix ou des Amazon venant des États-Unis et que l’on nous reproche d’avoir une implantation qui soit cohérente face à nos concurrents », a-t-il martelé, précisant qu’Altice respecte spontanément les obligations. « Nous sommes prêts à investir », a-t-il repris, pour mettre en avant et promouvoir le cinéma français pour se différencier de Netflix, Amazon et bientôt Apple.

 

« Nous n’avons pas la prétention de nous distinguer à Canal+ qui est un acteur historique », a repris Alain Weill, précisant que la somme de 40 millions d’euros globalisait le montant de la première enveloppe (dont 10 millions pour le cinéma français). « Signer un accord avec la profession, c’est possible. Nous souhaitons que la fenêtre de SVOD colle à la payante, pour donner le choix à nos abonnés », a-t-il déclaré, plutôt partant pour le fait que plus on investit, plus la fenêtre bouge.

« Je demande à ce que vous réfléchissiez à la publicité du cinéma à la télévision », a demandé le DG des activités médias, expliquant que c’était bon pour le secteur. « Avec 27 chaînes, il y a de la publicité pour tous les budgets, j’ai la conviction que c’est moins cher et plus efficace », a repris Alain Weill, convaincu que la billetterie pourrait augmenter et être valorisée par la publicité adressée. « Netflix a accès à la télévision, vérifiez bien que les positions que vous défendez ne vont pas à l’encontre de vos intérêts », a-t-il souligné.

 

Quant à concevoir un engagement de production indexé sur le chiffre d’affaires du groupe Altice, « rien n’est impossible, avec des bases raisonnables », a conclu Alain Weill.

 

 

*Extrait de l’article paru pour la première fois dans Mediakwest #24, p. 106-110Abonnez-vous à Mediakwest (5 numéros/an + 1 Hors série « Guide du tournage) pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.

La deuxième partie de cet article sera publiée jeudi prochain


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