En premier lieu, il faut se garder de considérer la « Télé » comme un phénomène unique. Même en se limitant à sa version gratuite, les différences de formes sont grandes d’un pays à l’autre, reflets d’habitudes culturelles et de modes de financement divers. De ce point de vue, l’apparente mondialisation que suggèrent les succès généralisés d’émissions stars ou des séries américaines est l’arbre qui cache la forêt.
Surtout les modes de réception privilégiés sont très différents d’où, d’ailleurs, une incidence variable des débats sur les fréquences. En Espagne la TV terrestre est hégémonique. En France et en Italie, elle domine mais avec des compléments importants, respectivement l’IPTV (dont la France est le 2ème marché mondial en termes d’abonnés après la Chine) et le satellite. Au Royaume-Uni, le satellite joue à égalité avec le terrestre. En Allemagne, câble et satellite se partagent le marché, comme aux États-Unis (même si la crise a fait progresser le nombre de ceux qui regardent seulement la TV hertzienne de 38 % en 4 ans à près de 60 millions selon une étude récente de GFK).
Le discours des modernes
Début mai 2013, Netflix exposait sa vision à long terme : « Durant les décennies à venir et partout dans le monde, la TV sur Internet va remplacer la TV linéaire. Des applications vont remplacer les chaînes, les télécommandes vont disparaître et les écrans se multiplier. » Et de citer ceux qui, tous Américains sauf le iPlayer de la BBC, sont, à ses côtés, les précurseurs de ce mouvement : WatchESPN, HBO GO, TV Everywhere, Roku, Apple Tv, YouTube (dont on se souvient qu’il a, par exemple, lancé 13 « chaînes » thématiques en France en octobre 2012). On pourrait ajouter Hulu et ses accords passés avec 400 chaînes. Netflix veut montrer qu’elle a tout d’une grande et s’est même assurée la diffusion de la série originale House of Cards avec Kevin Spacey.
De nombreuses enquêtes internationales pointent l’émergence des nouvelles attitudes : croissance de la vidéo à la demande, téléspectateurs « multi-tâches » tweetant tout en regardant la TV ou interagissant avec un écran-compagnon pour une TV augmentée.
Une première remarque s’impose pour nuancer cet enthousiasme. Ce rêve n’est pas nouveau. L’un des premiers à le formuler fut Nicholas Negroponte qui écrivait en 1995:
“Digital life will include very little real-time broadcast. … On-demand information will dominate digital life. We will ask explicitly or implicitly for what we want, when we want it. This will recall a radical rethinking of advertiser-supported programming” (Being Digital, Alfred Knopf, p. 176).
À la même époque, Microsoft s’intéressait déjà au marché de la TV et Craig Mundie, l’un de ses Sr. VP, interpellait brutalement les broadcasters à propos d’Internet (Broadcasting & Cable, April 7, 1997) : ” The question is, do they do anything with it, or do they get run over?“
Aujourd’hui, Microsoft rêve encore de faire demain de sa nouvelle Xbox One le cœur du foyer numérique. Ce qui permet de vérifier la lenteur des évolutions. D’ailleurs Netflix parle de « décennies ».
To stream or not to stream ?
Les habitudes des téléspectateurs ont-elles tant changé ? Il n’est pas question de nier cette diversification des modes d’accès aux contenus. Par rapport aux visionnaires d’il y a près de 20 ans, le contexte technologique s’est profondément modifié, rendant aisé et convivial ce qui était alors très expérimental, et surtout la qualité s’est améliorée spectaculairement. Du coup, le streaming a pris le pas sur le téléchargement. Mais il faut aussi se méfier d’affirmations trop rapides. Ces nouvelles pratiques apparaissent davantage complémentaires que substitutives.
Les statistiques globalisées relatives à cette TV délinéarisée sont souvent trompeuses. D’une part, elles agrègent généralement ce qui relève de la vraie VoD et de la TV de rattrapage, alors que cette dernière n’est qu’un degré de liberté supplémentaire dont use le spectateur de la TV linéaire. Si les durées de visionnement en direct stagnent voire régressent légèrement, quoique de manière variable selon les catégories d’âge (et on peut se demander si les pratiques des jeunes perdureront une fois qu’ils seront entrés dans la vie active), ce n’est plus nécessairement le cas si on ajoute cette catch up TV.
D’autre part, elles effacent les différences culturelles et donnent, souvent, un rôle privilégié au marché américain. Compte tenu du caractère restreint du temps utile par rapport aux pubs et auto-promotions, qui pourrait s’étonner qu’un spectateur des grands networks outre-Atlantique ait aussi une autre activité en regardant la TV ? Et puis, la belle affaire. Comme si tricoter ou lire un journal ne faisaient pas déjà partie des habitudes « ancestrales ».
Que disent les chiffres ? Les statistiques nationales sont plus éclairantes et la Télé a la vie dure. Pour le premier trimestre 2013, le Cross Platform Report de Nielsen pointait ainsi une légère baisse du nombre de spectateurs américains de la TV traditionnelle (282,95 millions contre 283,30 un an plus tôt) mais une augmentation très nette de ceux la regardant aussi en « Time Shift » (166,09 millions contre 145,55). Les moyennes de temps de visionnement mensuel étaient respectivement de 157 h et 32 mn (en légère augmentation par rapport aux 155 h et 46 mn du Q1 2012) et 13 h et 23 mn (contre 12 h et 9 mn).
Au Royaume-Uni, la TV en direct continue de mener la consommation selon une étude de juin 2013 de QuickPlay Media. 42 % des consommateurs ne regardent que la TV en direct (contre 29 % aux USA). Même sur les mobiles ou les tablettes, plus de la moitié des abonnés préfèrent le direct (on peut sans doute voir là le poids du sport et des news).
Le Video Index Q1 2013 d’Ooyala, fondé sur ses propres données, confirme d’ailleurs ces tendances au plan mondial pour les utilisateurs d’écrans connectés : comparé au temps consacré à la VoD, le temps passé à regarder du direct est 13 fois plus important pour les utilisateurs de PC, 9 fois pour ceux de TV connectées ou consoles de jeux, 4 fois pour les tablettes ou les smartphones. Manifestement, le savoir-faire des programmateurs des chaînes pour fidéliser leurs habitués et les faire communier dans des rendez-vous partagés est toujours apprécié. Les programmes à la demande demeurent un complément.
En France, selon le CSA, cette consommation de vidéo à la demande devrait croître de 17 % en 2013 (comme en 2012 après les 56 % de 2011) soit un volume d’affaires doublant en 3 ans. En mars 2013, les 13 000 heures de programmes proposés en rattrapage auront été vues plus de 198 millions de fois.
Le mouvement devrait s’accélérer. D’une part, parce qu’il apporte une souplesse appréciable pour les spectateurs. D’autre part, parce que ces nouveaux écrans – PC, tablettes et Smartphones – constituent l’espace privilégié de déploiement des nouvelles normes HEVC ou UHDTV. En effet, la Télé classique va souffrir du handicap de sa base installée et donc de la lenteur du renouvellement des parcs (d’une durée moyenne de l’ordre de 5 à 7 ans pour les téléviseurs et les boxes). En clair, peu de perspectives avant 2018. Entre-temps, les terminaux qui ont accès à des réseaux performants (la 4G est théoriquement censée se rapprocher des débits de la fibre) et, soit font l’objet d’un renouvellement rapide (smartphones), soit bénéficient d’une puissance de traitement suffisante pour supporter des décodeurs logiciels téléchargés (PC et tablettes), s’en donneront à cœur joie. Netflix laisse ainsi entendre qu’il va lancer un service UHDTV d’ici un an ou deux. Les nouveaux écrans disposeront alors d’un avantage compétitif important du point de vue de la qualité vis-à-vis de la TV traditionnelle. Il semble difficile d’imaginer que cela n’aura pas d’incidence sur le comportement des spectateurs, d’autant que la TV hertzienne est déjà sous la menace des telcos, menace qui, à tout le moins, freinera ses développements.
La menace sur les fréquences
Les fréquences UHF utilisées par les TV hertziennes étaient jusqu’à présent offertes gratuitement aux chaînes. Une situation intolérable pour certains, s’agissant de fréquences « en or » dans tous les sens du terme : car elles permettent des pénétrations indoor supérieures et sont susceptibles d’être monétisées. Or, il est très tentant pour des gouvernements confrontés à la crise de mettre désormais celles-ci aux enchères.
Les broadcasters n’avaient rien vu venir. La WRC 12, la conférence mondiale des fréquences de l’UIT de 2012, a proposé à leur grande surprise de libérer la partie la plus élevée du spectre UHF pour la téléphonie mobile. Devant le tollé, il fut décidé de mettre en pratique cette nouvelle répartition là où cela ne poserait pas de problème majeur (en Afrique par ex.) tout en reportant la décision formelle trois ans plus tard à la WRC 15. Bien évidemment, le cap étant fixé, les choses se sont accélérées depuis, notamment aux États-Unis, où les broadcasters sont confrontés à la perte d’une partie de leur espace hertzien (la bande V) mais aussi en France pour la bande des 700 MHz comme l’a laissé suggérer récemment le gouvernement sans toutefois préciser à quel horizon.
On l’a dit, l’impact d’une telle mesure ne sera pas le même pour tous les pays, le câble et le satellite n’étant bien sûr pas concernés. Ceux, tels l’Allemagne ou les USA, où la TV hertzienne ne joue qu’un rôle mineur, constituent le maillon faible. En Allemagne, RTL a déjà annoncé son arrêt de la diffusion TNT dès cet été, en commençant par la zone de Munich. Pour les autres pays, la situation sera plus problématique.
En France, la mesure envisagée aurait pour premier effet de décaler dans le temps les propositions du « Rapport sur l’avenir de la plateforme TNT », publié par le CSA en février 2012, prévoyant le passage généralisé à la HD fin 2015 et une dose d’introduction d’UHDTV à partir de fin 2018. En effet, à cet horizon voire un peu après, les apports conjugués de la compression HEVC et d’une mise à jour des émetteurs en DVB T2 permettraient sans doute de limiter les conséquences. À la condition que d’autres fréquences ne soient pas menacées.
Or les opérateurs télécom ont les dents longues. Une étude, réalisée par Plum Consulting pour l’association des opérateurs mobile, la GSMA, tente d’évaluer la « valeur économique » du spectre en Europe. Cette étude, qui se qualifie d’« indépendante » (on appréciera l’humour ou le culot, c’est selon), prévoit que la part de cette valeur liée à la télévision terrestre va décliner de 48 milliards d’€ en 2013 à 25 milliards en 2023 quand celle liée aux mobiles croitra de 269 à 477 milliards sur la même période. Elle conclut (quelle surprise !) en faveur d’une libération partielle du spectre UHF dans l’intérêt bien compris du public. Le rapport des forces est ainsi clairement posé. D’ailleurs, quand ils préparent la 5G en visant l’après 2020, les acteurs des télécommunications réunis au sein du projet européen de R&D Metis2020 n’hésitent pas à prendre en compte l’intégralité de la bande UHF.
Face à cette offensive quelle ligne de défense s’offre aux broadcasters ?
La possible réponse des broadcasters
Notons d’abord que les perspectives sont, pour des raisons différentes, plus favorables pour le satellite comme pour le câble. Le satellite, du fait de ses possibilités plus flexibles en termes de bande passante qui permettent d’envisager des services premium payants en UHDTV et pour lequel le développement des écrans-compagnons permettra de contourner le handicap en termes d’interactivité. Le câble, du fait de la montée en puissance des normes numériques de diffusion Docsis 3.0 et de l’interactivité intrinsèque découlant d’un accès unifié aux programmes comme à l’internet. Aux États-Unis, le phénomène de « cord-cutting », de désabonnement au profit des nouveaux services en ligne par abonnement, longtemps annoncé, demeure limité, de l’ordre de 1 % par an.
Pour le terrestre, qui risque de voir ses fréquences réduites de manière significative, la meilleure réponse, au-delà des services additionnels actuels accessibles en ligne de type catch up ou HbbTV, semble être de repenser son modèle de manière à ce que les chaînes puissent continuer à contrôler leur service sans nécessairement contrôler le réseau.
Première conséquence, il devient stratégique pour les chaînes de disposer ou négocier les droits de diffusion de leurs programmes sur ces nouveaux réseaux.
Deuxième conséquence, technique : même s’il est illusoire pour les chaînes d’envisager, à terme raisonnable, de se transformer en totalité en web TV (tous les citoyens étant loin d’avoir un accès de qualité à l’Internet et, de toute manière, les réseaux ne pouvant supporter une telle généralisation), il faut s’affranchir autant que possible de la dépendance exclusive à l’égard des fréquences. La première idée consiste à distinguer contenus à forte audience (ayant vocation à être radiodiffusés) et contenus plus spécialisés pour lesquels internet pourrait constituer un mode d’accès privilégié. Mais on peut aller plus loin.
L’universitaire Ulrich Reimers, ancien responsable technique du DVB dont il fut, 10 ans durant, l’artisan des normes, envisage ainsi un « Dynamic broadcasting ». L’idée découle de l’analyse fine des programmes proposés par les chaînes allemandes : dans leur écrasante majorité, ceux-ci sont déjà disponibles en tant que fichiers avant leur diffusion (fussent-ils tournés dans les conditions du direct comme nombre de shows), ce qui, au passage relativise l’impact du discours sur l’intégration des réseaux sociaux, réduits au simple rôle de bandeaux d’habillage a posteriori. Le vrai direct ne concerne que les news et quelques grands rendez-vous, notamment sportifs. Reimers et son équipe imaginent donc, qu’à l’avenir, les fichiers pourraient être « poussés » au préalable dans la Set Top Box ou le disque dur du foyer pour être « joués » en direct en local. Techniquement, cela suppose qu’une partie de l’intelligence de réseau soit transférée dans le terminal (boite, téléviseur ou autre) connecté à internet et que soit mise en place une gestion dynamique des fréquences autorisant leur partage en dehors des plages de vrai direct. Une solution d’autant plus astucieuse que les pics de consommation des mobiles ne coïncident pas nécessairement avec les plages de direct télévisuel.
L’initiative FoBTV, Future of Broadcast TV, lancée le 11-11-2011 (à 11h11) à Shanghai et qui regroupe les organismes de radiodiffusion du monde entier (Chine, Corée, Japon, DVB, NAB, UER…) s’est inspirée de cette approche. Prenant acte du couplage inéluctable du Broadband et du Broadcast, consciente du handicap que constituerait pour les broadcasters le fait de continuer à avancer en ordre dispersé face à des telcos s’appuyant sur une norme mondiale, FoBTV a défini des scénarios type d’usage associant stream, téléchargement et radiodiffusion, qui doivent déboucher sur des spécifications techniques. L’objectif, pragmatique, n’est pas d’aboutir à une norme mondiale unique mais plutôt à une boîte à outils commune susceptible d’être intégrée dans un chip unique équipant tous les téléviseurs et terminaux. La gestion dynamique des réseaux constitue le cœur du dispositif.
FoBTV réussira-t-elle à harmoniser les points de vue ou bien les égoïsmes nationaux ou régionaux prendront-ils le dessus ? On aura un premier élément de réponse lors du prochain IBC car le calendrier envisagé est très court : objectif mi-2014. Mais il est désormais clair pour tout le monde que l’avenir de la TV passe par la conjugaison de divers modes de consommation de programmes diffusés ou streamés. On aurait toutefois tort de sous-estimer la nécessaire progressivité des changements. De la même façon, la fragmentation à laquelle on assiste actuellement n’est probablement pas destinée à perdurer. Une phase de consolidation suivra. Comme toujours en matière de communication, les nouveaux dispositifs viennent d’abord compléter l’existant avant, éventuellement, de le remplacer dans la durée. La Télé, et le savoir-faire de ses programmateurs, ont sûrement encore de beaux jours devant eux.