Vingt-trois sessions (suivies par plus de 200 participants) n’auront pas été de trop pour rendre compte de ces projets digitaux et expériences transmédia qui croisent les secteurs (tourisme, éducation, jeu vidéo, brand content…) comme les plates-formes et les technologies (AR, VR, appli mobile…). Chaque étape de leur mise en œuvre a été passée au crible de l’analyse d’une trentaine d’intervenants. Si le décloisonnement sectoriel est de rigueur, le Forum Blanc s’est attaché à relever la part de l’innovation aussi bien dans la création, la production que dans la monétisation et la diffusion.
VR, entre coups d’éclat et nouvelles tendances
Cette année encore, la réalité virtuelle, un secteur très dynamique en France, a fait l’objet de plusieurs focus. Et le Forum Blanc n’a pas manqué de rappeler les mutations en cours qui affectent pratiquement tous les secteurs. Invité surprise, Maskarade a montré pour sa part comment le média immersif s’invite dans les scénographies pour y constituer des parcours innovants comme à la Citadelle souterraine de Verdun ou au Mémorial Alsace-Lorraine à Schirmeck. Ou encore comment elle conduit un musée comme le Musée national d’histoire naturelle (MNHN) à Paris à lui ouvrir une salle dédiée. Une première en France. Le média immersif commence également à être sollicité par les annonceurs à la recherche d’un contenu de marque à même de fédérer une communauté. En réunissant XXII Groupe et Cube Creative Computer Company, le Forum Blanc met en avant deux approches différentes : l’outil d’aide à la vente et de présentation de produits en réalité augmentée et l’expérience unique en réalité virtuelle. Créateur de contenus VR pour les marques (The Voice sur TF1, Société Générale…), XXII Groupe, qui édite par ailleurs des logiciels d’intelligence artificielle, a ainsi mis au point, pour le nouvel espace de vente des Galeries Lafayette au Carré Sénart, une application en réalité augmentée permettant de découvrir toute la gamme des produits, ici des sacs à main : « Dans un centre commercial, les marques sont souvent confrontées à leur envie de montrer un maximum de produits dans un espace restreint, explique le chef de projet Léo-Paul Oblin. Du fait de cette contrainte spatiale, la VR a été vite écartée au profit de la réalité augmentée. » Parce qu’elle fonctionne avec des marqueurs et des QR Codes classiques, la solution Vuforia a été retenue de préférence aux technologies ARKit ou ARCore encore trop peu répandues. En guise de marqueurs toutefois, ce sont des petites maquettes simplifiées de sac fabriquées en imprimante 3D qui ont été utilisées : « La difficulté de l’application résidait dans le tracking d’un objet – et non d’un logo – et dans la lourdeur des fichiers, due à la contrainte de photoréalisme des simulations 3D à taille réelle. »
Si une telle expérience interactive apporte une plus-value sur les lieux de vente, certaines marques – souvent de luxe – préfèrent néanmoins privilégier une production one shot proposée sur site ou à l’occasion d’un événement. C’est alors la confidentialité de la diffusion, voire la rareté de l’expérience qui provoquent le buzz sur les réseaux sociaux. Et qui constituent autant de terrains d’expérimentation pour les prestataires. « Les marques ont commencé à comprendre qu’il n’était pas forcément nécessaire de déployer partout leurs films promotionnels pour être vues », remarque le réalisateur Mathias Chelebourg, qui compte déjà une vingtaine de films immersifs et interactifs à son palmarès (pour Hermès, Dior, Prada…). Pour la marque de véhicules électriques haut de gamme Venturi, il vient de signer avec Cube Creative une expérience immersive en réalité virtuelle présentée en avant-première au Forum Blanc. Produit par Wild Touch, ce film de deux minutes, prévu pour être accompagné d’un documentaire, dévoile, non pas un modèle destiné à la vente, mais le bolide électrique qui a battu le record mondial de vitesse. Se donnant à voir dans un casque HTC Vive (Oculus ou Gear), le film résulte d’un habile montage de prises de vues 4K du véhicule à l’arrêt avec des vues 3D photoréalistes du bolide en mouvement réalisées par Cube Creative. Comme souvent pour la production de brand contents VR ambitieux, le pipeline (ici deux rigs 360 °) ainsi que la posproduction ont été construits sur mesure par Neotopy. « Les entreprises de luxe cherchent à vendre des œuvres originales en VR et sur mesure pour assurer le rayonnement de leur marque », note Mathias Chelebourg qui vient de réaliser la fiction Alice, une expérience d’hyper-réalité mêlant un film 3D et du théâtre immersif. Différente pour chaque visiteur, celle-ci n’est diffusée que dans les festivals comme à Mostra 2017 (Venise).
Été, un ovni sur Instagram ?
Il est important, rappelle le Forum Blanc, d’aborder l’innovation non plus seulement sous l’angle de la technologie, mais en termes de contenu. Parmi les productions les plus « innovantes » présentées au Grand-Bornand, la BD interactive Été ne recourt pas à un casque ni à des lunettes de réalité virtuelle, mais à une plate-forme aux usages bien connus, Instagram. Co-produite par Arte France et Bigger Than Fiction, la BD a été diffusée sous forme d’épisodes, chaque matin, pendant l’été 2017. Narrant avec une grande liberté de ton les aventures sentimentales d’un jeune couple sur le point de se marier (ou de se séparer), l’histoire interactive, conçue pour les médias sociaux, a séduit près de 80 000 abonnés en deux mois et totalisé plus de 4 millions d’épisodes vus. Imaginée par Camille Duvelleroy, co-fondatrice de l’agence transmedia Once Upon, et écrite par les scénaristes de BD Joseph Safieddine et Thomas Cadène, la bande dessinée, qui comporte 60 épisodes bouclés, a été adaptée aux deux formats de diffusion d’Instagram : l’album (avec dix contenus par album) et les stories.
Produire néanmoins pour ce nouveau média de diffusion n’a pas été de tout repos : « Le format interactif est simple et a l’avantage d’être connu du public, remarque Julien Aubert, directeur et producteur chez Bigger Than Fiction. Mais nous avons dû faire face en continu aux mises à jour des fonctionnalités d’Instagram qui a modifié son algorithme en cours de production. » L’agence de production et de communication sur les médias sociaux s’est également chargée de la stratégie de diffusion, qui est inhérente au média : « Nous n’avions que deux mois pour recruter nos lecteurs. Nous avons pour cela publié des contenus pour différents formats publicitaires. Nous nous sommes associés à d’importants carrefours d’audience et avons fait des placements de produits, etc. » Les retours très élogieux du public – et de la critique – ont donné envie à Bigger Than Fiction de développer d’autres programmes pensés pour les médias sociaux (social media series) : « L’offre narrative se montre assez pauvre sur les réseaux sociaux comme Instagram qui compte cinq millions d’utilisateurs par jour. Les médias sociaux, qui traitent de l’intime et de la proximité, constituent des opportunités pour la création interactive. Et le public est très en attente. » Le producteur, qui prévoit une saison 2 d’Été (le feuilleton a fait l’objet d’une publication chez Delcourt), réfléchit actuellement à d’autres narrations multi contenus qui pourraient s’appuyer cette fois-ci sur des chatbots ou certaines fonctionnalités de Facebook, autant de formats connus et accessibles pour les utilisateurs.
L’offre au plus juste des financeurs et diffuseurs
Peut-on parler d’innovation dans les modes d’accompagnement et de diffusion des contenus immersifs et interactifs ? Invité à la table ronde des diffuseurs avec TV 5 Monde et RTBF, Arte le répète sans ambiguité : il n’y a pas de recettes reconduites d’une année sur l’autre, mais des ajustements en permanence. Lesquels s’opèrent toujours avec le souci de ne pas dépenser l’argent public en finançant uniquement des projets expérimentaux : « Nous produisons une vingtaine de projets numériques interactifs par an, explique Marie Berthoumieu, chargée des programmes web au sein du Département numérique à Arte France. L’innovation ne correspond qu’à une petite partie de cette production. Sa finalité est de conquérir de nouveaux publics, non de fonctionner en mode laboratoire. Ceci dit, vu l’évolution des usages, il faut proposer aujourd’hui du contenu là où se trouvent les spectateurs, surtout sur les réseaux sociaux. »
Après s’être fait remarquer par les fictions VR Notes on Blindness et Altération, Arte, qui a été la première chaîne à proposer une application en 360 (Arte 360), se tourne « naturellement » vers la production de jeux vidéo afin de soutenir les auteurs et les studios de jeux vidéos indépendants. Porté par The PixelHunt sur smartphone, l’émouvant Enterre-moi mon amour est un « jeu du réel » interactif proposé par Florent Morin et Pierre Corbinais, dont l’issue et les embranchements dépendent des choix de l’utilisateur (19 ns di érentes). Basée sur des faits réels, la production narre l’histoire d’une jeune migrante syrienne qui échange des SMS avec son ami tout au long de son parcours. Deux nouveaux jeux d’un tout autre registre sont attendus chez Arte : Vandales (sur le street art) produit par Cosmographics, Agat Films et Ex Nihilo, ainsi que Homo Machina par Darjeling. Prévus également pour cette année, un « escape game », le projet Ice of Future basé sur les archives sonores du scénariste de 2001 l’Odyssée de l’Espace sans oublier la fiction VR déjantée Battle Scar. Quant à la réalité augmentée ? Pour Arte, elle reste un terrain de jeu à conquérir pour l’année en cours et fera partie des évolutions attendues de ses applications qui devraient ainsi s’ouvrir au Web AR. Dernier défi pour le diffuseur public : rendre tous ses projets accessibles au plus grand nombre en étant diffusé sur les stores. La création du label Arte Expérience va dans ce sens.
Ajustements également de la part des institutions publiques et autres organismes financiers amenés à réorienter leurs systèmes d’aide et les adapter aux nouveaux formats « expérientiels » (œuvres interactives ou immersives). Accueilli à la table ronde sur le financement avec l’Institut pour le financement du cinéma et des industries culturelles (IFCIC), l’Institut français, Relais Culture Europe et BPI, le CNC a ainsi fait part de son nouvel arsenal d’aides entré en vigueur au début de l’année 2018. Lequel permet de couvrir tous les champs de la production audiovisuelle sur les réseaux numériques, et de les accompagner à chaque étape (écriture, développement et production). « Un premier pas important concerne les œuvres linéaires (séries digitales) destinées aux plates-formes numériques et aux SMAD (Services de média audiovisuel à la demande), précise Pauline Augrain, chargée de la création numérique au CNC. Notre fonds de soutien audiovisuel leur est totalement ouvert à la fois en soutien automatique pour les producteurs et en sélectif. » Même s’ils sont susceptibles de former les trois quarts des envois au Fonds d’expériences numériques (le nouveau nom du Fonds nouveaux médias), les projets en réalité virtuelle n’ont pas fait l’objet d’un fonds spécifique : l’institution ayant à cœur de ne pas privilégier une technologie mais un format. « Nous voulons rester le plus ouverts possible face à ces nouveaux formats comme la réalité augmentée ou un autre format immersif. Nous voulons aussi accompagner des expériences narratives singulières comme celles destinées aux réseaux sociaux. » Enfin, le CNC complète son dispositif avec un fonds d’aide aux créateurs vidéo sur Internet intitulé Fonds YouTube. « L’enjeu pour les années à venir portera sur la distribution. Nous avons conscience que nous ne répondons pas actuellement de manière satisfaisante à cette problématique en raison de la faiblesse relative de nos ressources disponibles », reconnaît Pauline Augrain.
Monétisation en vue ?
Si le Forum Blanc jusqu’à présent ne s’attardait pas, et pour cause, sur la monétisation des contenus VR, il a tenu cette année à soumettre plusieurs pistes de réflexion pour un modèle économique viable en attendant que s’ouvre le grand marché du web VR. « On constate que le modèle de la salle d’arcade VR fonctionne bien et que les salles génèrent aujourd’hui des revenus », assure pour sa part Alexandre Ibanez qui a cofondé en 2016 avec Ian Toullec le GIE VR-Connection. Réunissant quelque 70 entreprises du secteur, celui-ci entend s’attaquer à la distribution de contenus VR tout en mettant en avant la production française. Une borne spécialement développée avec R-Cade, présentée au CES Las Vegas, devrait permettre aux producteurs de contenus d’être rémunérés sur leurs créations et de trouver un retour sur investissement. « La borne Hestia VR s’inspire des salles d’arcade des années 80, mais peut être utilisée de manière unitaire, poursuit Alexandre Ibanez. Sa vocation est de démocratiser la VR dans les zones d’attente comme les cinémas, les halls commerciaux, les aéroports… » Pouvant être connectée à d’autres bornes, la solution clé en main, qui sera déployée dans les espaces grand public Eydolon puis en franchise, a soin de proposer un catalogue exclusif de contenus (jeux, films 360, simulateurs…) émanant des entreprises du groupement. À terme, VR-Connection envisage d’autres modes de revenus comme l’ouverture de la borne aux régies publicitaires et à l’e-sport.
Pour le studio de production Backlight, qui finançait jusqu’à maintenant ses projets VR par des prestations de service, la production de contenus est devenue aujourd’hui moins complexe : « De nouveaux acteurs comme VRC ou Imax VR ainsi que les expériences en réalité virtuelle du type The Void ou Zero Latency qui exploitent en direct des contenus produits sont en train de changer la donne », remarque le producteur Frédéric Lecompte. La société, qui vient du jeu vidéo et de l’animation 3D, se positionne principalement sur deux types de contenu VR : le ride (ou l’expérience immersive passive) de type roller coaster et escape game. Fort de trois rides à son catalogue, le studio entame un quatrième opus qui est la suite de Birdy King Land, son premier projet VR sur Oculus. « Pour nous différencier, nous amenons notre savoir-faire de studio d’animation (storytelling, direction artistique…) dans ces roller coaster cartoons. Ceux-ci nous ont permis de signer assez vite des partenariats avec des constructeurs de sièges dynamiques. » Mais c’est surtout son escape game Éclipse, exploité depuis octobre 2017 en région parisienne et dans une salle à Paris, qui constitue une solution pertinente en termes d’investissement : « Notre partenaire Virtual Adventure, qui a coproduit avec nous ce projet VR multijoueurs (estimé entre 300 000 et 500 000 euros), exploite la franchise et nous la licence. Cette production nous permet de nous positionner sur le marché du divertissement en tant que producteur de contenus. » Frédéric Lecompte reconnaît néanmoins qu’il n’existe pas encore de solutions installées offrant un retour rapide sur investissement. Alexandre Ibanez pour sa part constate que le modèle économique permettant aux entreprises d’être concurrentielles sans perdre leur indépendance reste encore en gestation.
Le comic book Protanopia fait aussi bouger les cases
Mise au point par André Bergs pour la tablette, Protanopia propulse le lecteur au cœur du Débarquement en juin 1944. Malmenée comme les soldats des barges, chaque case de la courte bande dessinée est animée et réagit en fonction de l’inclinaison de l’iPhone ou iPad. Un morceau de bravoure (en téléchargement gratuit sur l’App Store) qui a demandé à l’animateur de dessiner la BD puis de modéliser sur Maya toutes les scènes avant de les animer au moyen d’une superposition de layers 2D et 3D. « Protanopia est une expérimentation qui m’a pris autant de temps qu’un court-métrage d’animation », souligne André Bergs qui a programmé sa BD digitale sur le moteur temps réel Unity. Cette expérimentation, qui a suscité plus de 130 000 téléchargements depuis octobre 2017, ouvre néamoins de nouveaux et prometteurs horizons pour la BD numérique. En gestation, un nouveau comic book pour adultes.
* Article paru pour la première fois dans Mediakwest #26, p. 108-112. Abonnez-vous à Mediakwest (5 numéros/an + 1 Hors-Série « Guide du tournage ») pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.